C’est l’une des sopranos les plus connues du moment, mais aussi l’une des plus contestées. Celle qui fêtera bientôt ses 30 ans de scène et à laquelle beaucoup prédisaient une trajectoire courte en raison de sa technique peu orthodoxe a épaté ce soir le public de la Philharmonie. Haendel ne l’a pourtant jamais complètement quittée (elle a abordé Cleopatra, Morgana, Asteria, Tusnelda, Emira et Polinessa à la scène et au disque), malgré ses succès dans Rossini, Bellini, Donizetti, et même Strauss, qui auraient pu suffire à sa carrière. Or Patrizia Ciofi est une casse-cou qui aime prendre des risques, ne craint pas l’échec et s’attache la sympathie du public par son audace. Dans le baroque cela donnait un Idaspe très contestable, mais des Aricia et Aristea inoubliables. Alors qu’elle déclare vouloir s’attaquer à Norma, c’est aux prima donna haendéliennes qu’elle a décidé de faire un sort à Paris.
Disons-le d’entrée, tout n’était pas réussi : son air de Rodelinda, pris à froid, se satisfait trop d’expédients histrioniques en voix parlée pour masquer son manque d’autorité, cela manque de corps et le chant trop appliqué peine à rendre compte de la sauvagerie d’une reine offensée qui prétend marcher sur la tête de son ennemi pour accéder de nouveau au trône. Même constat pour le « Vo far guerra » d’Armide : il est évidemment difficile d’imposer un personnage dans un air où le clavecin concertant occupe une part égale à celle de la chanteuse, mais on avait vraiment l’impression d’entendre Almirena s’encanailler, pas la maléfique magicienne d’Orient. Des réserves on peut aussi en avoir sur son air de Melissa, qu’elle semble confondre avec l’air qui clôt l’acte précédent, « Destero dall’empia dite ». Au dernier acte, Melissa a perdu, son invocation des puissances infernales a échoué à satisfaire son dessein, elle n’est plus en pleine puissance et personne ne croit au fait que la haine lui servira de refuge, l’orchestre lui-même signale que cet air n’est qu’une fuite éperdue où le personnage trébuche, condamné, désespéré et méprisé. Par ailleurs, sa voix répond mal à ce parti-pris de magicienne en pleine majesté, les longues vocalises essoufflantes qu’achèvent des notes aigues en bout de course sont prises avec trop de précaution et accompagnée par un orchestre trop sage. Finissons de prendre nos distances avec ce « Da tempeste » qu’elle aborde en athlète plus qu’en artiste, et qui sent trop l’effort pour ravir. Cela sonne comme une bravade, oui elle peut encore chanter un tel air, mais au prix de trilles flous, d’aigus souvent proches du sifflet et de vocalises rapides savonnées.
Alors qu’est-ce qui nous a plu au final ? Tout le reste, au point d’éclipser complètement les réserves émises ci-dessus. Ce qui nous semble faire la valeur de cette chanteuse, ce qui la distingue immédiatement, c’est cette technique d’émission qui ne cache pas son artifice et incarne pourtant ses personnages avec une vérité psychologique fulgurante. La voix de Patrizia Ciofi est très minérale et contractée dans l’aigu, atteignant des notes au-dessus de la portée qui semblent chercher leur annihilation dans l’étranglement. A l’inverse le grave est très vaporeux, d’où un recours régulier mais parfaitement maitrisé au poitrinage ; et le medium est quasi fantomatique (ce fameux voile qu’on lui reproche souvent), plein d’air, ou plutôt de souffle, tant cela constitue son charme plus que son défaut. C’est une colorature dont le brillant est autant dans le vernis que dans ses craquelures. Ces différences de densité dans l’émission la mettent toujours au bord d’un abîme, aussi bien vocal (le couac) qu’expressif (le personnage réduit au silence), d’où un relief et une plasticité de l’expression proprement inédits. Ce chant est toujours sur le fil du rasoir.
Avec de tels atouts, une telle bizarrerie, au sein baudelairien du terme, son Alcina est forcément à part. Ce saisissant « Ombre pallide » d’abord : passée une première note craquée, elle incarne ce ballet des ombres maléfiques avec une variété de contrastes saisissante. Les ombres ne tournent pas autour d’elle, elles traversent la magicienne de façon incontrôlée, signalant sa perte de maîtrise, et révélant une femme dont l’aigu est comme le cri spontané d’un corps libéré de ses charmes, le corps atrocement nu de la magicienne qui semble vouloir se briser la voix à l’image de sa baguette. A l’inverse, « Ah mio cor » est d’abord très déstabilisant : medium anémique, voire livide, ce n’est pas un cœur blessé que l’on entend saigner, mais ses derniers battements qui font craindre un arrêt cardiaque à chaque silence. Les variations de la reprise sont alors comme des acmés temporaires, des soubresauts, l’électrocardiogramme qui s’agite avant l’issue fatale. On lui pardonne immédiatement une perte du fil dans la partie B. Derrière la métaphore, là aussi rendons hommage à l’intelligence et la finesse de ces variations, toujours justifiées par un effet psychologique, cet art de la fêlure qui la rapproche de Natalie Dessay, et qui en font une Traviata inoubliable.
Si le premier air d’Armida nous semblait à côté de la plaque, son cri « Furie terribile » fut époustouflant ! Se jetant à corps perdu dans ces notes extrêmes et perçantes, en leur gardant toute leur épaisseur et volume, évitant l’écueil du sifflet, elle prouve par deux fois (elle reprendra l’air en bis) que l’artiste, par un dosage intelligent de ses effets, peut emporter la mise alors même qu’elle force sa voix.
Enfin le « Se pietà » de Cleopatra, car il tombe parfaitement dans sa voix, lui fait moins chercher l’originalité. Qu’importe, elle incarne simplement et sans fard la tristesse et l’angoisse amoureuse, collant parfaitement aux phrases dépouillées écrites par Haendel, à sa déclamation désarmée qui s’amenuise en volutes lentes. Rien de très original non plus pour « Tornami a vagheggiar » chanté en bis, juste le plaisir constant de ses notes piquées parfaites et souriantes et de la voir jouer avec un orchestre en osmose qui reprend les mêmes variations que la diva au da capo. On en oublierait presque l’air de Laodice, qui distille le plaisir de la redécouverte : nous l’avions certainement déjà entendu, mais jamais remarqué. Interprété avec autant de finesse et de fraicheur, il souligne le génie du compositeur.
Il Pomo d’Oro semblait trouver ce soir l’équilibre parfait entre le style trop percussif de ses débuts sous Riccardo Minasi et le celui souvent trop sage de Maxim Emelyanychev. Le chef sortant de sa réserve ce soir accompagne idéalement la chanteuse, s’autorisant des audaces dans l’air de Rodelinda que l’on n’avait pas entendues dans la récente version de concert au Théâtre des Champs-Elysées. Même s’ils n’étaient que treize (comme pour le concert de Sonya Yoncheva, pourquoi donner de tels concerts dans cette salle ?), et avec un seul basson, l’entente, l’éloquence et l’énergie de l’ensemble furent tels que les intermèdes musicaux n’avaient rien de pauses. Le clavecin joué par le chef avec beaucoup de virtuosité (au prix parfois de la précision et du volume) s’intégrait parfaitement dans la basse continue, et la dextérité du premier violon est à signaler. Mention spéciale pour la Sinfonia de Haendel que nous découvrions et la fugue de Hasse, quoiqu’un peu trop italienne.