C’est sur le fil éclectique de l’album « A sa guitare » que l’éternel Petit Prince des contre ténors, Philippe Jaroussky, et son complice du moment, le guitariste Thibault Garcia, poursuivent leur tournée européenne avec une escale parisienne hier soir au Théâtre des Champs Elysées. C’est sur le mode de l’humour et des métaphores poétiques (Rossini est « le champagne » de l’art lyrique, dixit Philippe Jaroussky) que les deux artistes, seuls en scène, ont distillé leur enthousiasme face à un public tout acquis à leur cause. Un auditoire tout à la fois amusé et ravi d’être le témoin d’un dialogue à bâton rompu entre le contre-ténor et le guitariste, expliquant le contexte de leur rencontre et la façon dont ils se sont mutuellement invités dans leur répertoire respectif. Cette fois, pas de fausse note par l’ajout d’un répertoire incongru tel que le « Calling you » de Bagdad Café comme à Clermont-Ferrand (en lieu et place « Les Feuilles mortes », bien plus à propos). Le programme présenté hier soir se veut fidèle au disque et en restitue toute la magie.
C’est donc sur le poème de Ronsard « À sa guitare » que Philippe Jaroussky invite Poulenc à ouvrir le bal d’un programme varié mais d’une infinie beauté. De Dowland et Purcell à Granados et García Lorca en passant par Britten et Schubert, les deux artistes nous entrainent avec le même plaisir chez Paisiello, Rossini et Fauré, ou n’hésitent pas à convoquer des compositeurs plus rares comme Bonfá, Ramirez, Caccini, voire inattendus telle que Barbara et sa chanson « Septembre ». Les deux artistes assument pleinement leur liberté, et ne s’interdisent rien, car leur aisance et leur complicité, semblent ne leur fermer aucun horizon musical. Le programme, éclectique donc, repose à l’évidence sur une affinité qui fonctionne à merveille.
Philippe Jaroussky est fidèle ici à lui-même aussi à l’aise dans un envoûtant « Caro mio ben » de Caccini que dans la délicate nostalgie du magnifique « Abendempfindung » de Mozart. On sait qu’il prend un évident plaisir sur scène à jouer sur les contrastes, à souffler en permanence le chaud et le froid. L’artiste contrebalance une gravité, une intériorité dans ce travail d’orfèvrerie vocale qui le caractérise par un registre plus léger abordé avec une dextérité confondante.
La gravité d’abord : sa diction et son art consommé des nuances, quelle que soit la langue, expriment aussi bien le drame qui se noue que la délicate nostalgie d’une évocation bucolique. « Au bord de l’eau » de Fauré se pare ainsi dans sa voix des flagrances d’un printemps verdoyant que peu d’artiste ont su exprimer avec autant d’élégance. Le « Erlkonig » de Schubert dans une adaptation de très grande facture distille une mélancolie au bord des larmes. Le lamento de la mort de Didon de Purcell et l’Alfonsina de Ramirez, la poétesse qui se donne la mort pour échapper à la violence de son époux, sont de la même veine déchirante. L’artiste donnant à chaque mot une intensité dramatique bouleversante.
La fantaisie ensuite avec l’irrésistible lamentation d’un homme sur les décrépitudes du corps, « Nel cor più non mi sento » de Paisiello, un bijou de drôlerie où le contre-ténor fait la démonstration d’un véritable talent burlesque. Philippe Jaroussky prend un évident plaisir à faire souffler un vent de folie sur scène comme il l’avait déjà fait sur cette même scène dans un programme dédié à Cavalli trois ans plus tôt.
Quant à Thibaut Garcia, il impressionne par sa virtuosité et l’infinie palette de couleurs qu’il tire de son instrument, dans les trois pièces jouées en solo, « Cumparsita », « El mirar de la maja », (introduite par quelques mots d’humour sur le danger du regard de feu d’une courtisane… « Je vous aurai prévenu » dit-il au public), « Xodo da baiana », autant de pièces conçues comme un voyage à travers l’âme latine, à la fois furieusement suggestive et langoureusement nostalgique, de l’Espagne à l’Argentine, en passant par le Brésil (magnifique « Manha de Carnaval », auquel Philippe Jaroussky confère une délicate et douce élégance). Le cœur ibérique palpite et vibre au diapason d’une musique plurielle. Magique.
Ainsi, les deux compères voyagent sans visa ni passeport, d’une rive à l’autre. Plus qu’une complicité, c’est une affinité élective qui transcende leur association musicale et fait de cette soirée une de celles qui laissent une empreinte d’infinie beauté.