Lorsque deux des plus célèbres chanteurs actuels se retrouvent sur la même scène, cela promet une soirée électrisante, riche en émotions et en prouesses vocales. On ne présente plus Roberto Alagna et Ludovic Tézier, le premier est le ténor français le plus fêté dans le monde depuis près de quatre décennies d’une carrière exemplaire, le second, l’un des meilleurs barytons actuels. Ses interprétations du répertoire verdien notamment, font autorité, les plus grands théâtres le réclament, de New-York à Milan en passant par Londres, Paris, Madrid, Munich ou Vienne ainsi que les grands Festivals d’été. La série Les Grandes Voix les a réunis à la Philharmonie de Paris pour un concert unique sous la direction de Giorgio Croci, dans des œuvres d’opéras allemands, français et italiens.
C’est une ovation qui accueille les deux artistes vêtus à l’identique d’un smoking et d’une chemise noire sur laquelle tranche une cravate bleue. Le programme s’articule en deux parties qui comportent chacune deux duos, deux airs, et des pages orchestrales. Peu de raretés dans ce programme rebattu constitué d’ouvrages que les deux chanteurs interprètent depuis longtemps, à l’exception de Halka du compositeur polonais Stanisław Moniuszko dont le ténor a gravé un air dans son dernier album. Dès le premier morceau le ton est donné, les deux artistes interprètent le duo de Lucia di Lammermoor « Orrida è questa notte » souvent coupé à la scène, avec une fougue, un investissement dramatique et une forme vocale des grands soirs, soutenus par la direction éminemment théâtrale de Giorgio Croci, à la tête du Belgian National Orchestra. Toute cette partie jusqu’à l’entracte sera de la même eau. Dans l’air de Halka, le ténor exprime avec une grande sensibilité les tourments de Jontek, jeune montagnard éconduit par sa belle. Le baryton répond avec « Nemico della patria » chanté avec l’élégance vocale qu’on lui connaît, loin de tout débordement vériste. Une interprétation sobre et poignante à la fois qui se hisse au niveau des plus grands interprètes du personnage. Tous deux se rejoignent dans la grande scène des retrouvailles de Posa et Don Carlo au premier acte de l’opéra de Verdi. Les deux complices interprètent cet ouvrage depuis de nombreuses années aussi bien en français qu’en italien. On se souvient encore du premier Don Carlos du ténor, qui avait mis Paris à ses pieds au Châtelet en 1996 ou du Posa triomphal de Tézier à Bastille en 2017. Ce soir leur interprétation ne démérite pas et s’ils ont choisi la version italienne ils chantent le second couplet de « Dio che nell’alma infondere » en français déchaînant l’enthousiasme de la salle.
La seconde partie du concert commence par une sorte de gag, Roberto Alagna arrive seul en scène et attend son partenaire qui ne vient pas. Pour faire patienter les spectateurs, il plaisante avec eux et le chef sans parvenir à masquer tout à fait une certaine inquiétude qui grandit à mesure que le temps s’écoule. Finalement Ludovic Tézier fait son entrée et explique qu’il a été victime d’un problème d’ascenseur. Sans plus attendre, le chef lève sa baguette, mais sans doute déconcentré par l’incident, le ténor cherche ses marques au début du duo des Pêcheurs de perles et ne retombe sur ses pieds qu’au bout de quelques mesures. Soutenu par son collègue, tous deux finiront cette scène sous les applaudissements nourris du public. L’air de Lohengrin verra notre ténor trébucher légèrement à la fin de la première phrase et rencontrer quelques difficultés pour arriver au bout. Fatigue passagère ? Roberto Alagna retrouvera sa forme dans le duo de L’Elixir d’amour, un ouvrage cher à son cœur, qu’il fréquente depuis une trentaine d’années et qui lui a permis de rencontrer son épouse au cours d’une série de représentations à Londres en 2012. Entre ces deux pages, Ludovic Tézier aura proposé une version quasi anthologique de l’air de Wolfram, un personnage qu’il a abordé il y a plus de vingt ans et qu’il interprète avec une émotion contenue et un legato impeccable. Après avoir chanté presque tous les rôles de baryton verdiens le voici qui se tourne désormais vers le répertoire wagnérien. En 2021, son Amfortas a conquis le public viennois et en janvier prochain, il sera Wotan dans L’Or du Rhin à la Bastille.
Pas moins de cinq bis viendront conclure ce concert, le duo d’Otello « Si pel ciel » un rien tendu, l’inusable « Parla più piano » de Nino Rota, chanté en sicilien par Alagna et en italien par Tézier, « Libertà » une jolie mélodie de David Alagna interprétée par son frère, « Les Feuilles mortes » dans une version en demi-teintes par Ludovic Tézier.et pour finir « La Danza » de Rossini, en duo, devant une salle en délire.
Soucieux de respecter le style de chaque compositeur qu’il aborde, Giorgio Croci, à la tête du Belgian National Orchestra, adopte des tempos modérés propres à laisser s’épanouir les voix de ses chanteurs. Parmi les pages orchestrales proposées citons un prélude de l’acte trois de La Traviata, lugubre à souhait et une ouverture des Vêpres siciliennes contrastée mais quelque peu tonitruante. Le prélude de Lohengrin brillant et solennel nous aura convaincu davantage.