« En France, personne n’aime la mélodie française » s’agaçait Véronique Gens dans une interview publiée ici-même en début d’année. Ce concert du cycle « Drôles de dames » au Musée d’Orsay affirme le contraire. Un auditorium sans sièges vides ou presque, un public pas forcément averti mais ravi si l’on en juge aux applaudissements qui viennent ponctuer chaque numéro (quand la brièveté des pièces imposerait de ne manifester sa satisfaction qu’à chaque changement de compositeur) : faut-il démonstrations plus tangibles du goût de nos compatriotes pour ce répertoire ?
En première partie, les mélodies de Haydn, saupoudrées d’une poignée de Mozart – dont, seule concession à l’opéra, un « Voi che sapete » plus anxieux que fiévreux, – sont bouchées apéritives, certes savoureuses mais destinées à préparer ce qui va suivre. Les Original Canzonettes furent composées sur des poèmes en langue anglaise lors du second séjour de Joseph Haydn à Londres entre janvier 1794 et août 1795. Si le travail d’écriture dépasse le simple divertissement de salon, si le souci du rapport entre musique et texte est permanent, si la sensibilité de ces pages annonce le romantisme naissant, si le piano dispose d’un langage autonome et diversifié, si l’opéra italien affleure parfois derrière la vocalité requise (« O Tuneful Voice »), les thèmes abordés se complaisent à parcourir la même gamme de sentiment. La mélancolie dispute la préséance à la solitude, à la tristesse dans « She Never Told Her Love » emprunté à La nuit des Rois de Shakespeare ou à l’errance désolée pour un « Wanderer » déjà schubertien. Dans ces partitions Sturm und Drang, Véronique Gens et Susanne Manoff mettent à l’épreuve une complémentarité qui est aussi complicité : la pianiste, extravertie, toute en courbes et en volutes, jusqu’aux mouvements souples de la main sur le piano ; la soprano, concentrée, toute en angles, droite jusque dans le ligne ininterrompue d’un chant remarquable de tenue.
De simple diseuse, la chanteuse se fait conteuse après l’entracte, avec d’abord six des sept mélodies de l’Opus 2 d’Ernest Chausson où s’exprime librement le talent en fleur d’un jeune compositeur de 25 ans qui compterait sans doute parmi les plus grands si la mort ne l’avait fauché lâchement à bicyclette. L’intériorité douloureuse de de cette musique tour à tour malade (« La dernière feuille »), obsédée (« Nanny »), voire précieuse (« Sérénade italienne ») sied au chant de Veronique Gens, à son tempérament inquiet mais aussi à son élégance et au médium d’une voix dont le timbre pulpeux et l’unité des registres l’emportent sur l’ambitus.
Reynaldo Hahn requiert encore plus d’éloquence dans une sélection de partitions représentatives de la richesse de ses mélodies, qu’il s’agisse de la douceur mesurée de « Si mes vers avaient des ailes », de l’enthousiasme lyrique du « Printemps » ou de la sobriété toute classique de trois des dix Etudes latines. Crescendo, la tragédienne sort ses griffes. La diction se plie naturellement à l’élocution française. Une vaste palette de tons et de couleurs magnifie la peinture musicale avec, pour chaque mélodie, le corps-à-corps exaltant de la voix et des mots. Susan Manoff célèbre ces noces de clarté et de distinction avec l’imagination qui déjà prévalait chez Haydn, Mozart et Chausson.
En bis, l’amusant « Nous voulons une petite sœur », extrait des Quatre Chansons pour enfants de Jaboune – alias Jean Nohain – mises en musique par Francis Poulenc, rappelle que l’art de La cantatrice, n’est pas seulement tragique. La comédie lui est tout autant naturelle. « La critique en France ne m’aime pas » regrettait également Véronique Gens dans l’interview déjà citée en début de compte rendu. Non, Madame, ce n’est pas vrai.