Le concert est irremplaçable. Ce qui s’y passe, aucun disque ne peut l’offrir. En l’occurrence ici, voilà un programme quasi identique à l’album sous-titré Nuits que Véronique Gens donna il y a quelque trois ans avec les mêmes excellents partenaires, mais l’impression reçue est tout autre. Et on en sort dans un état de douce griserie.
Est-il d’ailleurs vraiment si nocturne, ce mélange savant de pièces orientalisantes, d’un exotisme irrésistiblement fin-de-siècle, et de mélodies aux couleurs très françaises ? C’est de lumière qu’on aurait envie de parler, et d’une émotion à fleur de peau, d’un climat troublant de sensualité, sentimental, terriblement séducteur.
Véronique Gens s’y montre à la fois touchante, retenue, généreuse, distinguée, drôle, élégante, lyrique et tendre, se retirant avec discrétion dans un coin de la scène pour les séquences purement instrumentales, comme si c’était forcer sa nature que de se mettre en avant. Elle restera toujours dans le cercle de ses partenaires, presque en retrait. Dès le départ, dans le Nocturne de Lekeu, tout se passe comme si elle voulait n’être qu’une des six voix de ce concert, et ce sont d’abord les richesses des harmoniques de son timbre qui charmeront l’oreille, enchâssées dans les sonorités très chaudes des cordes d’I Giardini.
Mais à partir de L’Ile inconnue (des Nuits d’été), c’est avec élan qu’elle évoquera « la voile enflant son aile », l’île de Java et la fleur d’Angsoka… Souplesse de la voix, rayonnement des notes hautes, et un lyrisme profond qui ne demande qu’à s’exalter, soutenu par le contre-chant d’un violon ou la sensualité de l’alto.
Combien drôles les charmes penchés, les harmonies ondoyantes, l’orientalisme de chromo de l’Orientale de Félix de la Tombelle (1824-1928), ou les chinoiseries à la Ping-Pang-Pong de cet éternel voyageur insatisfait que fut Saint-Saëns (Désir d’Orient) qui s’était fendu lui-même de vers profus en « soleil d’or », « sultanes enivrées » et almées « aux yeux langoureux ». C’est évidemment d’autant plus irrésistible que ces bibelots musicaux aimablement datés sont interprétés avec un sérieux pince-sans-rire sans faille.
De la même façon, la douce espagnolade de Massenet (où « les blondes étoiles écartent leurs voiles ») trouve la juste mesure entre le respect scrupuleux d’un style d’époque et un second degré discret. Véronique Gens y laisse entendre une manière de jubilation vocale, sans parler de cette manière, follement chic, de cambrer la ligne musicale. On admire la ductilité de la voix et toutes les couleurs voluptueuses qu’elle déploie là pour convaincre la « bien-aimée » de se laisser aller à « l’instant de d’amour ».
Effusions et douleurs
Ces friandises conduiront à une séquence plus grave, et notamment à une très belle interprétation par I Giardini du premier mouvement du Quintette n° 1 de Fauré. Sur les arpèges liquides du piano de David Violi, le quatuor à cordes y déploie une texture sonore très charnue et on aime beaucoup les échanges amoureux du second violon (Hélène Maréchaux) et du violoncelle (Pauline Buet) avant qu’ils ne soient rejoints par le premier violon de Shuishi Okada et l’alto de Léa Hennino). Un son très velouté (velours de soie plutôt), une volupté tendre, amoureuse, caressante, une palette très riche, avec beaucoup de souplesse et d’accent, un mouvement qui avance toujours.
Ce très beau Fauré préludant idéalement à l’une des plus belles mélodies qui soient, la Chanson perpétuelle de Chausson, que Véronique Gens chante au bord des larmes, distillant, presque chuchotant, l’ineffable « Je lui disais : Tu m’aimeras aussi longtemps que tu pourras… ». Ce qu’on entend là, outre l’art du chant, le legato, le rayonnement des notes hautes, le savant crescendo conduisant à un climax d’émotion, c’est un lyrisme éperdu et, dans les couleurs de la voix, une mélancolie qui côtoie le tragique… Et on repense à tous les personnages tragiques que Véronique Gens a incarnés et qui semblent là, en arrière-plan…
Dans le même climat, le blême « Ceux qui parmi les morts d’amour » de Guy Ropartz sera un modèle de chant intériorisé, sur de longues lignes impalpables en parfaite fusion avec le tapis des cordes et du piano et là encore l’osmose des six voix sera infiniment troublante.
C’est une gageure que de placer La Vie en rose (de Louiguy pour la musique et Edith Piaf, dit-on, pour les paroles) après de telles pièces. Véronique Gens y met autant de scrupule, de pudeur, d’émotion qu’à la Chanson perpétuelle (et la même douleur suggérée). C’est une très jolie chose que sa manière de regarder et d’écouter le premier violon reprendre pianissimo cette mélodie si belle.
Berlingots
Ensuite viendront quelques douceurs fondantes, La dernière Valse de Reynaldo Hahn, dont la mélancolie fait penser irrésistiblement à Danielle Darrieux et Vittorio De Sica valsant dans le Madame de de Max Ophuls (ou à Michèle Morgan et Gérard Philippe dans Les grandes manœuvres de René Clair). Musique qui ose s’avouer sentimentale et s’offrir quelques enchainements harmoniques qu’on ne peut qualifier que d’exquis.
Quant au J’ai deux amants de Messager et Guitry, au-dessus duquel flotte à jamais le fantôme d’Yvonne Printemps, l’un des plaisirs qu’on y prend est de voir Véronique Gens, si retenue, si pudique, s’y encanailler un peu (avec chic, ça va de soi, et beaucoup d’humour). Avant de revenir, « plus sérieusement » dit-elle, à l’impeccable legato et à la nostalgie du Fauré d’Après un rêve.
Un récital, oui, très grisant, suivi par un public idéalement à l’écoute, hésitant avant d’oser ses premiers applaudissements (après la 3ème ou 4ème pièce) puis n’intervenant plus qu’à bon escient, comme respirant à l’amble d’une chanteuse de plus en plus rayonnante, lumineuse.
PS : Très intéressant de la voir en master class le surlendemain, faisant travailler une jeune soprano coréenne et lui montrant la manière de donner son juste poids à chaque consonne de volupté (pour suggérer la chose derrière le mot) et comment ouvrir les voyelles pour donner de la lumière à l’Invitation au voyage de Duparc/Baudelaire, puis comment se débrouiller avec un mot aussi compliqué qu’hyacinthe avec son a (à ouvrir) et sa diphtongue nasale. Toutes explications données avec une délicieuse gentillesse, et d’ailleurs immédiatement mises à profit.
Quelques instants plus tard, elle expliquait à un jeune chanteur anglophone comme faire respirer Le Secret, de Fauré, en respectant les virgules du texte d’Armand Sylvestre)… Ce que jadis Hughes Cuenod appelait chanter grammaticalement…