Retour à Leonardo Vinci pour celui qui s’est rendu célèbre en interprétant de façon historique Arbace dans son Artaserse. Avec un programme exigeant et ambitieux, ne contenant presque que des inédits, et qui n’a heureusement pas été dilué par quelques scies handeliennes, la soirée s’annonçait prometteuse. Pourtant Franco Fagioli ne réussit pas ce soir à nous combler sur tous les plans. La faute d’abord à un orchestre scandaleusement peu fourni : six musiciens ! Seulement six musiciens ! Pour accompagner un chanteur dont la renommée assurait une salle pleine. Alors qu’un extrait du disque à paraître montre un effectif plus conséquent. De qui se moque-t-on ? Dès lors, même si ces six musiciens sont de qualité, la plupart des airs sont sabotés. Surtout ceux de tempête où le personnage semble s’agiter dans une flaque d’eau. Quant aux autres, on peine à y entendre ce qui nous plaît tant chez Vinci, tant ce squelette d’accompagnement les fait tous ressembler à de passables cantates de chambres de Scarlatti. Les morceaux instrumentaux ont d’ailleurs été choisis en conséquence et sonnent avec bien plus de justesse.
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Sans véritable orchestre et surtout chef pour le dompter, comment s’étonner que notre chanteur se jette à corps perdu dans les défauts que nous lui connaissons déjà ? Chant souvent narcissique, très extérieur, ne sachant rendre la délicatesse des airs de la première partie qu’à coup de virevoltes sur la portée, certes impressionnantes mais hors sujet. Jeu stéréotypé, sans surprise, toute son attention se concentre sur la réalisation des figures bel cantistes, amenées trop vite, sans gradation des effets, rendant impossible la construction de personnages, qui nécessite des affects plus variés et mieux illustrés. Il sors de plus régulièrement de ses rôles en se tournant vers l’orchestre pour les galvaniser de battements de coude ou se cambrant les yeux fermés pour mieux s’enivrer de leur son. Il joue la star de récital jusqu’à l’excès, quittant la scène la poitrine saillante, mettant longtemps à se sortir d’airs pourtant peu profonds pour sourire aux bravi du public. On croirait parfois qu’il parodie l’attitude surannée de certaines divas, sans aucune méchanceté, au contraire, comme un enfant qui chercherait à s’élever au rang de son idole, en la singeant malgré lui. Il ne manque donc ni de sincérité, ni d’enthousiasme, mais bien de profondeur, de ce qui distingue l’acrobate du danseur.
Et Dieu sait pourtant que l’acrobate est époustouflant. Techniquement, c’est toujours aussi inouï. Dès le début la voix est bien posée et sonore sans jamais forcer ou enfler. L’ambitus reste délirant : aucun trou dans la tessiture entre ces graves à la fois caverneux et souples et ces aigus nets, qui ne donnent dans la stridence que lorsqu’il veut atteindre des contre-notes vertigineuses. Le timbre est splendide et riche de couleurs variées. Les trilles, notes piquées, canto di sbalzo, sont plus maîtrisés que jamais, exécutées avec une méticulosité qui frise la perfection et Franco Fagioli en joue avec une facilité déconcertante. Or ce qui semble une promenade de santé est le fruit d’un travail colossal. Jamais le chanteur n’a semblé si à l’aise. Certes les épaules sont toujours raidies par l’effort mais il est moins grimaçant, affiche plus de gloire et moins de contorsions dans le port. Concluons par louer son endurance, sa capacité à tenir un tel niveau tout du long, jusque dans des bis audacieux : les deux airs les plus difficiles d’Artaserse, fussent-ils réduits à leur da capo, font l’objet du même entrain. Reste un texte hélas mâchonné.
Ce sont bien toutes ces qualités qui le rendent exceptionnel, mais ne suffisent pas à animer tous les airs choisis ce soir. Ceux de la première partie lui conviennent clairement moins. Le premier air du Trionfo di Camilla est un aimable andante que l’on oublie vite faute d’une mélodie marquante et d’un artiste peu attentif au sens du texte. Le second lui demande plus de variété dans l’affect, mais se trouve vite écrasé sous de rocambolesques figures vocales. Le « Gelido in ogni vena » est plus intéressant : sur une musique paradoxalement guillerette, très éloignée des abîmes glacées de la célèbre version de Vivaldi, cet air galant offre un contraste riche avec son texte, n’était la longue vocalise soudain languide dont la tristesse vous saisit sans prévenir. Dommage que le chanteur reste en surface et ne joue pas davantage de ces contrastes. La parade est belle mais pour l’humanité du personnage il faudra repasser. Heureusement que l’air virtuose de Medo vient servir ses qualités, malgré un orchestre famélique quand il devrait symboliser les flots déchaînés. Après l’entracte, deux airs à plumes où les trilles sont autant de battements d’ailes : un « Quell’usignolo » plaisant et un « Sull’ali del suo amor » entraînant qui sont des avenues pour la virtuosité du contre-ténor. La surprise de la soirée vient avec l’air de Partenope : dans la rage, enfin des intentions psychologiques derrière le vocabulaire technique, qui vient servir une incarnation et non se donner en spectacle. Le « Nave altera » pour conclure, déjà chanté par Ann Hallenberg dans son album Carnevale 1729, lui permet de briller de mille feux, sans grande finesse et à un régime toujours survitaminé, mais avec quel éclat ! Ce chanteur-là a mangé du lion, c’est bien pour cela qu’il faut un chef pour le dompter.