Il fallait venir pour le show, davantage que pour la musique. Et pourtant de la belle musique il y en avait. Prenant le prétexte de la rivalité entre la Cuzzoni et la Bordoni, Vivica Genaux et Simone Kermes parcourent le répertoire de ces deux divas du 18e siècle à laquelle elles ont déjà rendu hommage au disque, notamment dans l’album Rival Queens. La rivalité sert d’ailleurs surtout d’argument marketing car la plupart des airs interprétés n’ont rien à voir avec la période londonienne où elles se sont affrontées (cette période avait déjà fait l’objet d’un récital d’Emma Kirkby et Catherine Bott , limité à Handel). A la scène le lien est plus ténu encore, car comment mettre en scène la rivalité de deux chanteuses qui s’affrontaient par airs interposés, au mieux dans de rares duo pas forcément conflictuels ? Ici, alternant avec des airs de leur début de carrière dans la première partie puis de fin de parcours dans la seconde, le parti-pris est d’utiliser de grands duos du répertoire interprétés à l’époque par au moins une des deux rivales (sauf pour le duo de Rinaldo, créé par le castrat Nicolini et la soprano Pilotti) : Vivica Genaux chante donc tantôt la Bordoni, tantôt des rôles de castrats, Simone Kermes, elle, chante surtout pour elle-même, car si les capacités vocales de la première et son style l’identifient clairement à la Bordoni, la seconde verse largement dans l’auto-parodie, plus encline à faire son show et à surjouer le comique lesbien qu’à faire revivre la Cuzzoni.
Après un très narcissique « Piangero la sorte mia » où elle ne fait que poser, annihilant toute possibilité d’émotion, elle lâche un « Scoglio d’immota fronte » de grand guignol où les attitudes, les coups de pieds sur le sol et les mouvements d’épaules saccagent l’élégance de l’air et ne masquent que très grossièrement ses insuffisances dans les vocalises rapides qu’elle savonne et détimbre allègrement, jouant celle qui se rie de la difficulté alors qu’elle l’esquive. C’est d’autant plus regrettable que dès qu’elle se pose et cesse de courir avec l’orchestre, elle est capable de messa di voce ou de rubato vraiment exceptionnels. La retenue imposée par l’air de Giacomelli où une jeune paysanne craint la tempête qui menace son champ, la trouve ainsi à son meilleur, avant que le partie centrale, censée illustrer la réjouissance de la fillette qui voit la tempête éclater au loin ne sombre dans l’agressivité de vocalises bêlées avec hargne. Simone Kermes ne semble de toute façon pas beaucoup se soucier des textes, et ce travers ruine la superbe ambiguïté du duo de Cleofide, où les personnages hésitent entre jalousie, haine et amour : ici les chanteuses se battent avec des gants de boxe, c’est drôle mais c’est verser dans l’idée reçue selon laquelle cette musique serait purement décorative et dénuée de toute vérité sentimentale ou dramatique. On reste également très circonspects face au « Vivo in te » ou au « Io t’abraccio », où les deux chanteuses ne font que se croiser en parcourant la scène d’un bord à l’autre. Kermes finit dans la vulgarité la plus totale avec le « Nobil onda », écrit pour Farinelli mais repris par la Cuzzoni : la musique illustre la vague qui enfle et décroit avec une puissance remarquable, pas de swing comme chez Handel qui permette de danser sur scène, ici la musique est frontale et Simone Kermes s’y noie : les voyelles trop ouvertes massacrent l’italien, les aigus sont blancs, les vocalises pleines d’airs : une catastrophe.
Face à elle, Vivica Genaux est bien obligée de donner un peu le change : petits mouvements d’épaules pendant les vocalises, robes « aristo-punks » très eighties… Mais avec quelle élégance elle sait répondre à sa partenaire quand celle-ci la provoque. Des bouffées d’air pur : si l’air de Dalisa la montre peu audible car la voix n’est pas assez chauffée, le lamento d’Ariosti où l’héroïne chante son incapacité à exprimer sa douleur par des pleurs est bouleversant, intense sur toute sa durée. Même éloges pour l’air d’Issipile aux vocalises précises et qui néanmoins la montre toujours soucieuse de cohérence avec le texte. Elle ne saurait être trop extravertie pour un air qui décrit la terreur première du héros au moment de l’appel au combat sur le champ de bataille. Enfin les contrastes du « Padre ingiusto » sont rendus avec une noblesse émouvante et digne de celle qui avec l’âge était devenue une grande tragédienne. A l’image de la Bordoni, Vivica Genaux a clairement gagné en finesse dramatique et en capacité à émouvoir avec les années, sans rien perdre de ses ébouriffantes qualités de belcantiste.
Sans être indigne, l’orchestre Capella Gabetta est bien maigre. Au-delà de l’effectif réduit qui est hélas la règle pour les récitals baroques aujourd’hui, les musiciens jouent de façon attentive mais sans ampleur, sans beaucoup de couleur non plus, transformant les ouvertures d’opéra seria en sonates de chambre.
Le concert sortait déjà clairement de l’ordinaire, mais ce sont les bis qui finissent de l’emmener dans une autre dimension. Après avoir demandé très modestement plus d’applaudissements, Simone lance un medley de Queen qui s’achève avec nos deux divas à genoux scandant « We will rock you » en tapant des mains au sol. Puis vient une Barcarolle des Contes d’Hoffmann que Simone agrémentait de « Sex ! », « Erotik ! » tout en essayant de rouler une pelle à sa partenaire, laquelle s’échappe de l’étreinte en vocalisant. Enfin ce fut un medley d’Abba, trop long pour que la drôlerie ne laisse place à l’embarras, même si Vivica Genaux possède un vrai talent pour le cross-over. Heureusement que Catherine Lara présente au parterre essayait régulièrement de lancer une standing ovation qui ne prendra que difficilement après le dernier bis. La rivalité entre la Cuzzoni et la Bordoni avait été parodiée dès le 18e Siècle dans le célèbre Beggar’s Opera de John Gay, ce soir on jouait plutôt le Butch Opera.