Point de salle Gaveau pour Vivica Genaux et Thibault Noally cette année, c’est au théâtre de Poissy qu’il faut aller ce soir pour entendre ce qui semble devenu leur concert annuel. Poissy ? La plupart des parisiens tournent déjà les talons, d’autant que ce terminus de ligne de RER ne jouit plus de sa réputation d’antan, lorsque Marc Minkowski y enregistrait des Haendel d’anthologie. Le concert de ce soir rappelle pourtant ces grandes heures. Après Farinelli, puis Alessandro Scarlatti, c’est la rivalité Haendel-Porpora qui sert de thème. Thème certes déjà utilisé par d’autres et ne présentant aucun inédit. Néanmoins Vivica Genaux a mangé du lion ce soir et l’on peine à croire qu’elle aligne plus de 25 ans de carrière. Les arias retenus ce soir ont pourtant été écrits pour castrats et chanteuses dans leur trentaine, et sont loin d’économiser les capacités de leur interprète ! Or jamais Vivica Genaux ne nous aura semblé en si grande possession de ses moyens vocaux, stylistiques et théâtraux. L’écrin que lui offrent Thibault Noally et les Musiciens du Louvre, n’y est certainement pas étranger. Accompagnateurs hors pair, leur unisson à toute épreuve, leurs pupitres colorés font aussi miracle dans l’ouverture d’Agrippina (on se prend à rêver à ce qu’ils donneraient dans toute l’œuvre) ou dans la Fuga de Hasse devenu l’un de leurs chevaux de bataille.
© Ribalta Luce Studio
Le concert démarre très fort avec « Abbruggio, avampo e fremo » de Rinaldo : le grave est un peu sourd en début de soirée mais cela n’a qu’un temps, déjà arrive le da capo qu’elle orne de façon très accidentée et surprenante, effrayant l’auditeur de cette prise de risque qui semble inconsidérée si tôt, mais donne un relief fantastique à l’effroi du guerrier. Suit le magnifique « Il piè s’allontana » écrit par Porpora pour l’adolescent Farinelli. Là encore, on ne peut nier qu’elle sorte de sa zone de confort : contrairement à il y a 3 ans, elle sollicite à l’extrême son registre aigu dans ce long aria tout en croches retorses, c’est dangereux mais payant. Cela confère une fragilité bouleversante à cette dentelle vocale. La métaphore idoine serait plutôt celle des flocons de neige, qui fondent et disparaissent dès que l’on s’en approche, nous laissant tout juste le temps d’admirer la finesse de leur structure. Le « Venti turbini » vient presque trop vite ensuite, et aurait mérité un temps de repos pour qu’elle lui donne toute la force nécessaire, il n’en reste pas moins parfaitement exécuté. Un brillant concerto de Handel plus tard, nous la retrouvons dans la splendide et longue plainte d’Orphée écrite pour Il Parnasso in Festa. Son vibrato léger y est comme un balbutiement sublimé, celui de l’amant quasi-hébété par la tragédie qui le frappe. La première partie se conclut par ce qui était déjà le joyau du récital conçu par le même chef avec Blandine Staskiewicz, un magnifique air de tempête de Porpora. La comparaison entre les deux mezzo s’impose nécessairement mais aucune ne l’emporte tant elles y font valoir des qualités différentes. Là où Blandine incarnait davantage la stabilité de la foi chahutée mais constante face aux hautes vagues menaçantes, Vivica nous grise de vocalises micronisées, on se perd avec elle dans ces lignes infinies. Certaines notes sont un peu étouffées, certaines paroles sont parfois sciemment réduites à une voyelle, plusieurs respirations sont inopportunes, mais qu’importe. Cet air inhumain est emporté avec une énergie délirante. Et comme à son habitude, pendant la ritournelle, on la voit affichant un large sourire, tremblant d’excitation devant ce défi que semble lui lancer l’orchestre. Jusque dans la haute-voltige, elle affiche une apparente décontraction qui lui fait dodeliner des épaules, les mains retournées sur les hanches, telle une andalouse.
Après une telle première partie, on pouvait légitimement s’attendre à une baisse de régime sur la seconde. Loin d’avoir épuisé ses ressources, Vivica embraye par l’épuré, délicat et recueilli « Cara sposa » d’abord. Stylistiquement, il est loin le temps où la chanteuse commençait ses récitals par un Haendel obligé mais terne avant d’éclore réellement dans des compositeurs napolitains plus proches de son tempérament. Que de chemin parcouru depuis l’intégrale du rôle enregistré avec René Jacobs. Les mêmes qualités se retrouveront avec un splendide « Alto giove » : focalisation intense de l’émission, texte articulé avec grâce, économie des gestes et des effets, jamais les ornements pourtant nombreux ne sont surlignés, ils semblent couler de source, des respirations sculptées. Elle se glisse dans la peau des personnages plus que dans celle des castrats qui les ont créés. Acis reconnaissant et pourtant effrayé par le tout puissant Jupiter, autant que passablement éprouvé par les tourments qu’il a vécus, s’exprime avec elle en une timidité féline entrecoupé de notes tenues qui voient resurgir ses souffrances passées. Entre les deux, un Porpora au pied marin est venu de nouveau mettre en valeur son endurance à toute épreuve. La ligne mélodique y est moins entêtante que dans le San Giovanni Nepomuceno, mais le tour de force tout aussi haletant et captivant. Avec le « Dopo notte » d’Ariodante, elle démontre tout ce qu’elle pourrait dorénavant apporter à ce rôle : un canto di sbalzo vertigineux certes, mais surtout une virtuosité qui n’a plus rien de mécanique comme à ses débuts. Ce qu’elle a gagné en aisance technique, elle l’emplit en caractérisant son personnage par une grande richesse d’affects. Tout juste lui reprochera-t-on ici, et seulement ici, d’un peu surcharger le da capo en coloratures. Pour conclure, un bis de son compositeur favori, Hasse, forcément, le déjà connu mais ici transfiguré « Come nave » du Viriarte. On ne répètera pas notre admiration, on constatera juste qu’elle n’y montre aucun signe de fatigue. Pour Vivica, décidemment, le terminus est encore loin !