Le Lamento della Ninfa de Monteverdi devient quand elle le chante un grand théâtre pathétique, bouleversant, et les héroïnes de Cavalli des amoureuses déchirées et déchirantes.
De l’avoir vue deux fois en deux jours, on reste sidéré. Le premier soir, à Genève, dans un récital intitulé « Sigismondo D’India et les grands maîtres vénitiens », et le lendemain à Ambronay pour un « Récital à la carte », où le public avait été invité à choisir parmi quatre-vingt titres proposés, allant de Monteverdi à Piazzolla.
Il y a la voix, un soprano aux couleurs naturellement dramatiques, souple et prenante, il y a la silhouette frêle, presque émaciée, le profil tragique, les yeux très grands, le regard très noir de la belle Argentine. Il y a ses grands bras, expressifs comme ceux d’une danseuse. Et il y a cette gestuelle déliée, intense, si juste qu’on se demande sans cesse si c’est le chant qui induit le geste ou si c’est le geste qui crée la ligne musicale. On la suit des yeux autant qu’on l’écoute, sans pouvoir dissocier ce que l’on voit de ce que l’on entend. Et toujours on a le sentiment qu’elle invente devant nous ce qu’elle chante, et que les mots créent la ligne musicale.
Á Ambronay © Ch.Sigel
« Elle m’étonne toujours », confie Leonardo García Alarcón, qui à la ville est son époux et qui tisse autour d’elle (avec quelques musiciens piliers de la Cappella Mediterranea) un paysage sonore attentif, délicat, suspendu à elle.
Faut-il parler d’un art expressionniste ? Le mot laisserait insatisfait, il aurait le défaut de faire croire que cet art de l’incarnation aurait quelque chose d’extérieur, or c’est la profondeur, la sincérité des sentiments qu’elle vit devant nous qui touche au coeur.
Le dénuement éperdu de « Che si può fare » (de Barbara Strozzi), la puissance théâtrale de « Mira questi due lumi » de Cavalli (extrait des Nozze di teti e di Peleo), le temps qu’elle étire dans « Si dolce è il tormento » de Monteverdi, tragediante avant tout…, on cherche à comprendre d’où vient tout cela, on pense au fado, au tango, au flamenco, pour essayer d’exprimer cette ligne de chant constamment habitée, ré-inventée, la plainte dansée, voluptueuse, de « Piangono al pianger mio » (de Sigismondo D’India), l’intimité, la nudité de « Dimmi, Amor che farò », de Cavalli (et le visage attendri de Leonardo la regardant…),
Nous ne voudrions pas oublier Julie Roset, qui partageait la scène lors du concert genevois, avec sa juvénilité, sa voix si tendre, si fraîche notamment dans un délicieux « Odi quel Rosignolo », cette étonnante suite de vocalises notées par Sigismondo D’India. La très jeune chanteuse (vingt-trois ans) est d’une musicalité idéale, notamment dans « Il bianco e dolce cigno », serein adieu à la vie de Jacques Arcadelt. Dans « Ohimé ch’io cado », de Monteverdi, sublime madrigal, on la voit devenir, au fil de cette plainte amoureuse, de plus en plus expressive, portée par les mots qu’elle incarne (et on sent bien qu’elle veut marcher dans les pas de Mariana Florès).
Le récital d’Ambronay (donné deux fois de suite dont une pour les caméras de France Télévision) se terminait par quelques pièces élues par le public, venues du répertoire sud-américain, dont le très beau « Chiquilín de Bachín » d’Astor Piazzolla, où l’intensité se mariait à la fragilité, la déchirante délicatesse d’ « Alfonsina y el mar » d’Ariel Ramirez (subtilement accompagnée à la guitare par Quito Gato) et « La Flor de la Canela », la valse péruvienne de Chabuca Granda, toute en sensualité nostalgique.
Aucune rupture entre la manière dont Mariana Florès chante ce répertoire et son approche du madrigal et de l’opéra baroque, et c’est sans doute là le secret.