Après la parenthèse lumineuse d’un récital créatif de Marie Perbost et sa comparse Joséphine Ambroselli, le CNLB [Centre International Nadia & Lili Boulanger] poursuit, en partenariat avec l’École Normale de Musique de Paris, institution chère à Nadia Boulanger, ses rendez-vous musicaux pour nous faire découvrir les lauréats des concours duo chant-piano. En ce dimanche pascal, en un temps presque estival sur la capitale, la salle Cortot accueillait deux tandems de lauréats 2019 : le ténor Ronan Caillet et le pianiste Malte Schäfer d’une part, et Ekaterina Chayka-Rubinstein, mezzo-soprano et la pianiste Maria Yulin, d’autre part, pour un double récital dédié à la mélodie française et au Lied. Le tout avec la complicité d’Anna Sigalevitch journaliste, pianiste et comédienne, maitresse de cérémonie d’un jour, et animatrice de la désormais traditionnelle discussion d’après concert avec les artistes. Echange auquel les spectateurs derrière leur écran pouvait d’ailleurs participer via la plateforme RecitHall, le récital étant également diffusé en streaming.
On pressent d’emblée dans la prestation croisée de ces jeunes artistes, le chemin parcouru depuis le concours duo 2019. Ronan Caillet âgé alors de 25 ans, qui nous avait laissé l’empreinte d’une voix juvénile et aérienne, au timbre agréable, est sans doute celle des deux voix qui a le plus progressé. Dans un bouquet équilibré entre mélodie française et Lieder, le jeune ténor évolue avec aisance même si c’est dans l’art du chant français qu’il capture d’emblée l’attention. Dans l’alternance de pièces intimistes, parmi lesquelles des œuvres de Caplet et des sœurs Boulanger, l’artiste atteint un palier suplémentaire tant dans son incarnation des textes que dans l’amplitude vocale. La voix claire fait désormais montre d’une belle puissance bien dosée, qui remplit aisément l’espace sans l’envahir, avec une pointe de vibrato donnant à certaines pièces le charme d’une élégance passée qui nous porte encore plus vers l’émotion. Dans la fragilité et la retenue s’affirme une urgence à dire les textes dont le piano de Malte Schäfer souligne avec l’exactitude d’un métronome tous les contours. Le ténor est au cœur de la mélodie française dans son jardin et se distingue par une diction impeccable. Dans les Lieder, notamment schumaniens, il se laisse porter par la précision de son accompagnateur, qui semble le guider dans un labyrinthe dont le duo donne l’impression qu’il ne peut être exploré qu’à deux, tant les deux artistes sont complémentaires dans une synergie évidente. Et sans doute cette complémentarité facilite la tâche du ténor dans les passages les plus escarpés des pièces du compositeur notamment dans les extraits de Myrthen. Malte Shäfer exalte le romantisme de l’écriture, avec une vive ardeur mais qui reste toujours cohérente.
Dans le concours 2019, la mezzo ukrainienne Ekaterina Chayka-Rubinstein alors agée de 21 ans avait capté l’attention dans l’art du Lied grâce à une voix chaude et prenante fort bien conduite. Ce que nous avons pu entendre aujourd’hui, confirme cette première impression d’écoute. D’emblée on est interpellé par la maturité de l’artiste pour son jeune âge. Les Lieder sont une terre de prédilection et cela s’entend. Elle habite avec conviction ces pièces allemandes dont on retrouve ici le Myrthen schumanien. Elle traduit parfaitement cette « innere Stimme » qui habite les œuvres du compositeur, cet art de dire les émotions avec introspection. La voix est fraîche, longue et le timbre grave est séduisant. C’est dire déjà le bonheur éprouvé à l’écoute. Dans Waldesnacht de Schubert, tout est là, servi avec sincérité, dans le frémissement et l’impatience. Elle montre une maîtrise également dans le « La li v pole da nie travouchka byla » de Tchaïkovsky, dont elle semble épouser parfaitement l’âme. On la sent toutefois plus distante avec les mélodies de Lili Boulanger et d’Henri Dutilleux dans cette langue française qui lui résiste encore. La compréhension du texte, la diction ne sont pas encore des rives familières. On sent d’ailleurs de sa part une réserve craintive, comme si l’artiste se tenait volontairement au seuil des œuvres sans véritablement vouloir franchir plus avant la distance qui sépare interprétation et incarnation. Mais la jeune mezzo est parfaitement consciente de ses limites, comme elle l’exprime dans l’entretien à bâtons rompus d’après concert, et elle sait qu’il lui faudra encore travailler ce français qui ne vient pas à elle naturellement. La pianiste, Maria Yulin qui l’accompagne ne démérite pas dans un style enlevé et nerveux mais qui sait épouser les articulations, les touchers, les phrasés pour s’accorder au chant et à l’esprit de chaque pièce.
Les rives de la jeunesse sont salvatrices, elles nous poussent toujours et encore à la découverte, c’est sans doute pourquoi on court avec bonheur vers ces quelques parenthèses musicales privilégiées, denrées rares dans nos vies à ce jour suspendues. Et à cet égard, la fraicheur, la spontanéité et la lucidité des propos de fin de concert de ces jeunes artistes, malgré les difficultés ambiantes, nous ramènent aux vibrations positives de la vie.