Pour la première fois depuis plus de vingt ans, La Maison de Bernarda Alba, septième opéra d’Aribert Reimann, revient sur scène. La nouvelle production de l’Opéra de Gelsenkirchen est seulement la quatrième de cette œuvre pourtant bouleversante. Reimann est notamment l’auteur de Lear, incontournable chef-d’œuvre présent sur toutes les grandes scènes internationales depuis sa création en 1978.
Lorsque le public arrive, la scène est peuplée d’hommes. Les employés des pompes funèbres sont attablés en attendant le début de la cérémonie, un clochard déambule de gauche à droite, le cercueil du mari défunt de Bernarda Alba repose sur une grande table à manger. Une petite fille fait des allers-retours excités. Mais quand la pièce commence finalement, tout ce petit monde disparaît. L’homme n’a pas sa place dans cet univers où il n’est que l’objet de désirs et de conversations.
L’histoire de Bernarda Alba qui, par bigoterie et avidité d’un statut social élevé, enferme ses filles à la maison afin de leur éviter tout contact avec le monde extérieur, est le dernier texte dramatique du poète espagnol Federico García Lorca, visionnaire, influencé par Maurice Maeterlinck et préfigurant Beckett. Lorsque Pepe El Romano, convoité par les cinq filles, propose un mariage à l’aînée, Angustias, le drame éclate. La cadette, Adela, entretien une liaison avec l’homme promis à sa sœur et se suicide après qu’une autre de ses sœurs, Martirio, poussée par la jalousie, lui a fait croire que leur mère a tué son amant.
En 2000, le compositeur Aribert Reimann transforme cette pièce en œuvre lyrique, que l’on peut découvrir actuellement au « Musiktheater im Revier » (MIR, « Théâtre musical au bassin minier ») de Gelsenkirchen en Allemagne.
Contrairement aux didascalies de Lorca, qui prévoient un espace neutre, blanc et stérile, Dieter Richter, scénographe de la production, situe l’action dans le cadre d’une hacienda décatie dont le papier peint du salon témoigne d’un passé plus prospère. La mise en scène de Dietrich Hilsdorf répond à ce motif historiciste. Au début du spectacle, une projection informe le spectateur que tout commence à Valderrubio, le 19 août 1936 à 11h28. Il s’agit du jour de l’assassinat de Lorca par la phalange franquiste en raison de ses engagements politiques et de son homosexualité. La famille du poète possédait une maison de campagne dans ce village andalou, situé pourtant à trente kilomètres du lieu d’exécution. D’après ce que l’on sait aujourd’hui, Lorca était déjà mort à l’heure indiquée. Au fur et à mesure du spectacle, ces allusions se font plus claires. Une vidéo projetée sur les murs du salon pendant les entractes orchestraux montre un peloton tirant sur une victime invisible. Adela est hantée par ces images créant un lien entre sa mort prochaine et celle de Lorca – leurs convictions et choix amoureux sont fatales aux deux. Cette atmosphère étouffante se traduit entre autres par des moments d’immobilité des personnages, sorte d’arrêt sur l’image augmentant l’intensité du moment. À la fin, la petite fille du début revêtira la robe verte d’Adela, couleur de l’extravagance dans le vocabulaire symboliste de Lorca. Un signe d’espoir ?
La distribution des neuf femmes est brillante. Déclinant la voix féminine, du soprano colorature à la voix parlée, les parties sont toutes d’une virtuosité certes exigeante mais naturelle. Reimann, également pianiste et ancien accompagnateur de Dietrich Fischer-Diskau, ne sait que trop bien ce que l’on peut exiger de la voix et des musiciens dans le contexte d’une œuvre scénique. Sabine Hogrefe joue la gouvernante, La Poncia, minée par le chagrin mais tout à fait à la hauteur de sa maîtresse. La Bernarda d’Almuth Herbst, contralto suave dont les accents faussement tendres rendent sa cruauté et ses cris encore plus perturbants, n’est pas moins nuancée que Katherine Allen (Adela) dont la voix véloce passe habilement de la coquetterie au désespoir puis à la folie. L’actrice Mechthild Großmann, doyenne du théâtre allemand, campe une María Josefa digne de Valeska Gert – la mère de Bernarda a beau perdre la tête, elle est la seule à comprendre l’inhumanité de la situation. Les autres interprètes appellent les mêmes éloges. Que ce soit Lina Hoffmann (Angustias), qui incarne une vieille fille grandiose, Soyoon Lee, une Martirio aux aigus scintillants, ou encore la Servante éprouvée mais forte d’Anke Sieloff ainsi que l’interprétation touchante et gracieuse de Magdalena et Amelia par Bele Kumberger et Margot Genet.
Le texte de Lorca est beaucoup moins objectif que son sous-titre « document photographique » ne le laisse entendre. L’auteur dramatique génial qu’il fut emploie un langage cru mais stylisé, tel un vieux cliché en noir et blanc figé dans le temps. La partition non moins extraordinaire de Reimann en tient compte. La famille des flûtes et clarinettes au complet, du piccolo à la clarinette contrebasse, douze violoncelles, un groupe de cuivres sans les cors et non moins de quatre pianos à queue dont deux préparés composent un orchestre à la fois tronqué et enrichi. Sous la baguette de Johannes Harneit, lui-même compositeur, cet effectif retrouve toute sa subtilité. Habilement il en fait ressortir la beauté âpre de cette musique incisive et sans compromis. « À mon sens, les pianos sont d’énormes guitares surréalistes », explique-t-il, « on retrouve les mêmes techniques, la même physionomie des six cordes pincées et grattées, alors que le style de Reimann est dépourvu de toute espagnolade. » Harneit est très à l’affût des différentes constellations instrumentales dont le moindre changement modifie la situation dramatique.
Des mélodies ensorcelantes reviennent sans arrêt comme une obsession, se heurtent contre des coups cuivrés ou disparaissent dans des champs sonores irisés. Les couleurs à la fois réduites et concentrées contribuent à une dramaturgie lyrique qui tient le public en haleine du début à la fin.
Le MIR n’a rien laissé au hasard. Pendant un an, la production a fait l’objet de minutieux préparatifs. La soprano Claudia Barainsky – éminente interprète de la musique de Reimann, qui créa le rôle de Martirio dans Bernarda Alba et de Médée dans Medea – a travaillé avec les chanteurs afin de leur permettre un accès éclairé au style de Reimann ainsi qu’à la vocalité requise. Le directeur du MIR, Michael Schulz, n’en est pas non plus à sa première rencontre avec l’univers du compositeur. Il a signé notamment une mise en scène de Mélusine, œuvre de jeunesse d’après la pièce de théâtre d’Yvan Goll, et, en 2001, celle de Lear dans laquelle il a assuré lui-même le rôle du Fou en remplacement d’un interprète malade.
Le résultat est une véritable pépite saluée par de longs applaudissements enthousiastes et un grand succès pour la maison, qui proposera également la création allemande d’Innocence de Kaija Saariaho la saison prochaine – œuvre d’importance de la compositrice finlandaise, que d’autres maisons plus grandes auraient souhaité accueillir. Preuve, s’il en était besoin, que les projets du MIR sont à suivre.