Pour son retour à Garnier, trois ans après y avoir donné un gala dont l’opéra a le secret, Renée Fleming change de ton. Il n’est plus question de grand-messe lyrique avec orchestre, collègues solistes, danseurs et mise en scène – et la robe de soirée n’est plus exigée. Comme elle le rappelle, en français, après son arrivée sur scène, il s’agit de présenter « Voice of Nature : The Anthropocene », un projet né pendant le confinement alors que la soprano, prenant le temps de se balader dans la nature, a été éveillée à sa fragilité. La performance, qui se veut engagée, se fonde sur un disque éponyme et est rehaussée d’un film inédit de la National Geographic Society, constitué d’images de sites naturels et d’animaux.
En réalité, seule la première partie du récital est consacrée à ce projet. Après l’entracte, Renée Fleming revient à un programme plus habituel de mélodies et d’airs, brisant une unité qui semblait pourtant fortement revendiquée (la soprano demande même au public de ne pas applaudir entre les morceaux, pour ne pas déranger la synchronisation avec le film). Alors qu’elle vient de chanter à Londres et à Amsterdam un programme centré sur les Vier letzte Lieder de Strauss, Renée Fleming semble donner à Paris la seule performance européenne de « Voice of Nature », qui, pourtant, tourne partout aux États-Unis. Quoi qu’il en soit, il y avait deux récitals en un et le public de Garnier avait nettement sa préférence pour le second.
« Voice of Nature » est conçu, sinon comme un récit, du moins comme la rêverie d’une promeneuse solitaire qui médite sur la nature. Le programme revendique de ne tenir compte d’aucune frontière de genre ou d’époque : aux accents soul d’un « Pretty Bird » chanté avec micro succèdent les trilles parfaitement soutenus et projetés de quelques phrases de Haendel ; on entend aussi de la musique pop (Björk ou bien « What the World Needs Now ») et une chanson en elfique tirée du Seigneur des Anneaux. Le ton varie lui aussi puisque, malgré quelques mélodies qui célèbrent la beauté de la nature, les textes sombres, voire apocalyptiques dominent. Le message écologiste, d’une pertinence incontestable, ne parvient pas à lui seul à rendre cette partie pleinement satisfaisante. Tout est un peu trop appuyé : des magnifiques images, qui rappellent trop un documentaire pour ne pas sembler une distraction, au message d’amour qui remplace l’appel à l’action, jusqu’à la longue robe verte de la reine de la soirée (néanmoins assortie des bijoux qui siéent à une reine). La voix, pourtant, est toujours là, à la projection splendide, aux harmoniques nourries, au legato superbe. Les graves sont parfois un peu appuyés et prennent un timbre de gorge, et les aigus sont parfois imprécis (« Twilight and Shadow » n’est pas une réussite ce soir), mais dans l’ensemble on ne peut qu’admirer une voix si contrôlée et si ample à un stade avancé de la carrière. Mais, trop de propos, ou pas assez, ce premier ensemble ne convainc pas totalement, même si quelques moments se détachent : une mélodie pastorale de Canteloube que Renée Fleming connaît bien, et une chanson de Kevin Puts, écrite expressément pour l’album et portée par de belles demi-teintes dans le texte comme dans l’interprétation.
La deuxième partie combine des mélodies françaises, deux airs véristes italiens et trois Lieder de Strauss. Côté français, on entend avec bonheur des mélodies de Messiaen plutôt rares, tout comme « Les Étoiles » de Reynaldo Hahn, sur un poème de Théodore de Banville. « Si mes vers avaient des ailes » est un peu trop lent et rythmiquement instable, mais le charme prend peu à peu. Avec Leoncavallo, Renée Fleming se fait plus malicieuse et renoue avec un répertoire pleinement opératique qui réveille la salle et les applaudissements. « Io son l’umile ancella » est admirable de souffle et de beauté du timbre, quoique dépourvu de crescendo et de decrescendo dans les dernières notes aiguës. Enfin, Renée Fleming chante Strauss avec un bonheur communicatif : dès les premières mesures de « Schlechtes Wetter », elle emporte le public ; « Wiegenlied » est un juste triomphe, tant la voix de la soprano se prête avec une souplesse, une résonance et une onctuosité sans pareilles à la ligne éthérée de Strauss. « Muttertändelei », enfin, lui donne l’occasion de déployer un jeu scénique, alors que le reste de la soirée l’a vue confinée aux postures habituelles de la diva en extase plus ou moins douloureuse.
« Befreit », annoncé, est escamoté. On ne sait s’il s’agit d’une fatigue vocale : certes, la soprano s’est brièvement retirée en coulisses après ses deux airs d’opéra, mais la voix semblait toujours en pleine forme pour la fin du concert. Viennent ensuite deux bis. D’abord un « Morgen » d’anthologie, très contrôlé, étiré, soigné alla Fleming, déployé avec une facilité confondante, sur un tissu d’air inaltéré. Puis un « Hallelujah » au micro vraiment réussi, où la soprano témoigne une fois encore d’une habileté stupéfiante à changer de technique vocale. Elle parvient même à faire chanter la salle avec elle, pour reprendre en chœur le refrain. La soirée s’achève sur une longue ovation, qui se fait bientôt standing, en forme d’hommage à celle qui reste incontestablement un mythe bien vivant de l’art lyrique.
On ne commentera pas longuement le jeu d’Howard Watkins, pianiste sans doute très compétent, mais qui ce soir semble en retrait et peine assez souvent à insuffler magie et musicalité, au-delà de la précision rythmique.