Les interprétations d’œuvres postérieures à 1850 sur instruments d’époques sont suffisamment rares à Paris pour ne pas être manquées. Et quand c’est John Eliot Gardiner qui officie, on pousse allègrement jusqu’à Saint-Denis. A la tête de son Orchestre Révolutionnaire et Romantique, il lui revient de clore l’édition 2019 du festival de la basilique cathédrale, dans une œuvre avec laquelle ils ont récemment tourné en Europe, jouant un compositeur qu’ils fréquentent rarement. Même s’ils sont ici moins audacieux que dans Berlioz, rarement un tel sentiment d’urgence nous aura ainsi étreints dans cette messe. Dès le « Kyrie », une hâte suppliante s’installe qui est déjà celle du « Libera me ». La direction du chef anglais est extrêmement cursive mais jamais brouillonne : c’est sous son impulsion que le maelstrom orchestral envahit la cathédrale et son acoustique très réverbérée pour les ensembles cataclysmiques. Et ce maelstrom n’est jamais masse informe, il suffit d’entendre les traits des archets affutés comme des lames de rasoirs pour un « Dies irae » convulsif. Seules limites, les vents sont parfois étouffés et, si les cuivres sont sonores, leur âpreté est lissée par les ogives. Mais ils sont idéaux lorsqu’ils sont isolés : ces cors qui se lèvent sur « responsura », les bois du « Libera me » et surtout les trompettes du « Tuba mirum », placées au-dessus de l’orgue, et dont le cri terrible se propage dans toute la nef, comme si elles étaient vraiment jouées par les anges de l’apocalypse volant au-dessus du public. On se rappelle alors qu’écouter cette œuvre dans une église n’est pas si courant et qu’elle y gagne en numinosité : cet écho des trompettes s’éloignant avant « Mors stupebit » nous donne le frisson.
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Evidemment le Monteverdi Choir contribue beaucoup à l’effroi sacré que suscite ce concert : ils voyagent avec une grande souplesse dans cette partition cinématographique et ses vertigineux travelings, de la prière au fond d’une chapelle romane abandonnée à l’effondrement d’une cathédrale gothique flambant sous la colère divine. C’est une assemblée de diseurs à la précision affolante qui ouvre humblement la soirée, et ce sont des sopranos squelettiques, aux implorations sardoniques, des âmes en périls qui animent le « Libera me » après avoir dynamité le « Sanctus ».
Le quatuor de chanteurs est loin d’être le plus luxueux que l’on ait entendu à Paris. A l’exception du ténor, les voix ne sont pas très opulentes, mais comme pour le chœur, c’est leur talent de conteurs qui fait tout le prix de leur interprétation, tous chantent d’ailleurs sans partition. Si Charles Castronovo est le seul chanteur capable d’affronter une telle acoustique, on regrette que ses affects soient moins travaillés que ceux de ses collègues, avec une émission très juste, jusque dans les aigus, mais un texte assez peu ciselé et beaucoup de posture. Lenneke Ruiten doit se mesurer à une écriture bien trop grave pour elle. Malgré un beau parlando, elle est vite dépassée dans les passages très dramatiques, mais ses aigus fins et suspendus, conservant ce léger grain, cette délicate stridence qui les éloignent de l’angélisme font merveille. Ashley Riches est une basse assez légère, qui compense un certain manque d’autorité par une grande imprégnation de son texte. Il chante davantage en témoin effaré qu’en ambassadeur courroucé et cela confère beaucoup d’humanité à ses interventions. Mais la plus belle conteuse de la soirée fut Christine Rice : c’est la première fois que nous nous sentons ainsi guidés par la mezzo tout au long du concert, par ses consonnes surarticulées, son timbre maternel. Ses « proferetur » qui s’étiolent dans un aigu angoissé, sa belle voix de poitrine sur « judex ergo », ses « nil » effleurés, son superbe duo avec la basse lors du « Lacrymosa », sa cajolante consolation du « Recordare » sont autant des moments les plus mémorables de la traversée. A la baguette, comme à l’avant-scène, avoir fréquenté Haendel vous permet d’éclairer Verdi.