Quelle intriguante proposition, que de juxtaposer à l’immortel Requiem une création mondiale, celle de la jeune compositrice surdouée et déjà si prolixe Clara Olivares. Intitulée Lebewohl (Adieu), cette œuvre pour orchestre de chambre, clôturée par un coda pour chœur, est conçue comme un prélude à l’écoute de la messe des morts de Mozart. Si cette pièce orchestrale se tient en tant que telle (25 minutes au total) le dialogue qu’elle instaure avec le Requiem est un vrai coup de maître. Composé en trois mouvements, Lebewohl est une longue plongée vers un ailleurs désorientant, développé par une orchestration très déroutante (certains instruments sont accordés un quart de ton plus bas).
L’atonalité et les dissonnances règnent en maître, tandis que l’instrument est rédécouvert en tant qu’objet – notamment lorsque le violoncelliste retourne son instrument et en frotte l’arrière (recouvert d’un mouchoir en papier) à l’aide de son archet. Toutefois, le tour de force est bel et bien celui des émotions véhiculées : l’effroi, le malaise, l’oppression, voilà le triptyque émotionnel que le spectateur devra traverser, telle une descente aux Enfers, comme prélude à la messe des morts. Or cette gamme de couleurs apparaît profondément complémentaire de celles ressenties au cours du Requiem qui fera alterner, naturellement, le pathétique et l’horreur. Cela rend la confrontation des deux œuvres très ingénieuse, au-delà des renvois symboliques de la première à la deuxième – on saura reconnaître ainsi au sein du troisième mouvement le rythme par trois du Lacrimosa de Mozart.
Les premières notes du Requiem démarrent, et le dialogue entre les deux œuvres déploie toute sa puissance : le spectateur est déjà émotionnellement préparé à l’avalanche qui va s’abattre sur lui, comme un terrain qu’on aurait abondamment labouré pour qu’un flot de tristesse s’empare de ses sillons en un geste et un seul. Cette avalanche, ou ce déferlement, est le deuxième coup de maître de la soirée et trouve son origine dans la direction de Lars Vogt. Le chef insuffle une puissance incroyable à l’œuvre, toute en tension et en contraste. Dès les premiers instants, le spectateur est cloué sur son siège, et poursuit sa descente aux Enfers par déflagration successive, tant chaque aria est un coup de poing qui ne le laisse pas indemne. Tous les tempi sont impeccablement calibrés et Lars Vogt réussit l’exploit de rendre la pièce ultra dynamique sans donner l’impression de la parcourir au pas de course. Cela parce que chaque note est animée d’une intention particulière, chaque aria est ciselée au détail près et donne au spectateur l’impression de n’avoir jamais vraiment écouté cette messe pour les morts. Dies Irae explose dans la salle d’un seul coup, Rex tremendae transperce l’âme des spectateurs, tandis que le Lacrimosa vous tire évidemment les larmes et vide votre âme jusqu’à sa dernière goutte.
Prolongement du corps et des émotions de Lars Vogt, l’Orchestre de chambre de Paris excelle à chaque instant, fort de cette direction si précise et subtile, qu’il s’agisse du Lebewohl ou du Requiem. Toutes les nuances ressortent à la perfection et l’énergie déployée se révèle à la hauteur des ambitions folles de Lars Vogt. Mention spéciale à la solo supersoliste Deborah Nemtanu dont la force et l’expressivité achèvent de subjuguer le spectateur. Même constat pour le chœur Accentus : précision, émotion et dynamisme sont de mise, alors que les équilibres avec l’orchestre sont parfaitement balancés. Particularité de l’époque : au lieu d’être en formation resserrée, la distance sociale laisse un mètre entre chaque chanteur. La conséquence sonore est particulièrement intéressante : au lieu de projeter le son unifié d’un chœur homogène, chaque voix se détache assez distinctement, ce qui permet d’apprécier toutes les juxtapositions de tessitures et d’octave prévues par la partition. L’impression est vertigineuse.
Ce triomphe est parachevé par un plateau vocal de solistes excellentissime. Chaque chanteur se complète : les aigus éthérés de Mari Eriskmoen lui confèrent la présence lumineuse d’un ange gardien, tandis que le medium et les graves d’Aude Extrémo, au timbre si généreux et profond, nous convainqueront que nous sommes bel et bien parvenus au fin fond des Enfers. Sébastien Guèze propose une tonalité tragique et déchirée qui s’inscrit en total équilibre avec la performance ancrée et solennelle de la basse Yannis François, phare dans la tempête de larmes et d’horreur.
La seule déception viendra de ce qu’aucun rappel ou bis n’est proposé, laissant le spectateur face au retour brutal à la réalité, sans transition, et exsangue de cette expérience profondément bouleversante.