Dernier opéra de Haendel créé à la Royal Academy of Music avant la faillite de celle-ci, Riccardo Primo reste l’un des ouvrages les plus rarement joués du compositeur saxon. Son scénario bancal est habituellement donné comme la raison principale de cette désaffection, mais, objectivement, la renaissance de ce compositeur à l’époque moderne n’est pas principalement due à l’intérêt de ses livrets. Plus simplement, la partition n’atteint pas, à notre avis, les mêmes sommets que celles des ouvrages les plus connus d’Haendel. Celui-ci disposait pourtant de quelques-uns des meilleurs chanteurs de son temps : le castrat Francesco Bernardi, dit Senesino, en Riccardo, et les sopranos Francesca Cuzzoni en Costanza, et Faustina Bordoni en Pulcheria. Récemment débarquée à Londres pour relancer l’intérêt pour la Royal Academy, Faustina Bordoni fut, quelque mois plus tôt, responsable indirecte d’un scandale lors d’une représentation de l’Astianatte de Giovanni Bononcini : divisés en deux factions, les admirateurs des deux divas s’étaient affrontés à coup d’insultes, et la soirée, qui dut être précipitamment écourtée, avait tourné au pugilat. Ce scandale et les cachets astronomiques exigés par les artistes, précipitèrent la chute de la compagnie. Abondance de biens nuit parfois… Peut-être faut-il voir dans cette distribution de haut vol la raison pour laquelle Haendel semble s’être davantage appliqué à la virtuosité de l’écriture, soigneusement répartie entre les différents protagonistes, plutôt qu’à son originalité et son expressivité.
L’action se déroule à Chypre où Costanza, promise à Riccardo (Richard-Cœur-de-Lion), est retenue par le gouverneur de l’île, Isacio, qui en est tombé amoureux. Isacio se propose d’envoyer sa fille Pulchiera au roi (qui ne l’a jamais vue) sous la fausse identité de Costanza, tout en se réservant « la vraie ». Pourtant, Pulcheria est elle-même amoureuse d’Oronte, prince de Syrie, mais, comme Oronte s’est montré un peu empressé auprès de Costanza, la jeune fille a accepté la proposition de son père pour mettre son amant à l’épreuve. A l’acte II, Riccardo débarque sous l’identité d’un ambassadeur : il est mis au courant du projet d’Isacio par Oronte qui a tout découvert entre temps. Pulcheria pardonne alors à Oronte. Costanza et Riccardo, toujours sous l’identité d’un ambassadeur, tombent amoureux l’un de l’autre. Troisième acte : la guerre est déclarée entre Riccardo et Isacio qui garde Costanza en otage et menace désormais de la tuer. La bataille est gagnée par les britanniques et Oronte, époux de Pulchiera, remplace beau-papa à la tête de l’ile. Comme on le voit, les imbroglios essentiels de l’action sont dénoués dès la fin de l’acte II, ce qui affaiblit l’intérêt dramatique du dernier acte.
Reprise pour trois représentations dans le cadre du festival Haendel de Karlsruhe, la production de Benjamin Lazar a connu un très grand succès lors de sa création à Karlruhe il y a un an pile : la démarche du metteur en scène français a été un choc pour un public habitué au regietheater systématique. Elégance, raffinement, beauté, passé fantasmé (plutôt que reconstitué) constituent d’ailleurs un choix judicieux dans le cas d’un ouvrage pour lequel le public manque totalement de références. Christophe Naillet a eu recours une fois encore à l’éclairage aux bougies : toutefois, le large plateau est (heureusement) plus lumineux que pour des productions similaires, à tel point qu’on se demande s’il n’y a pas un complément à la lumière électrique, sans pour autant que le charme et le mystère ne soit sacrifiés. Les décors d’Adeline Caron sont à la fois naïfs et majestueux : côté face, un la façade austère d’un improbable château moyenâgeux, côté pile (grâce au plateau tournant), un intérieur opulent qui se modèle en plusieurs plans suivant les scènes. On sera plus réservé sur la gestuelle un peu « wilsonienne » imposée aux chanteurs, qui les fige dans des poses un peu trop contraintes. Toutefois, le parti peut aussi fonctionner à certains moments, comme dans le duo d’amour de l’acte II où la gradation de la gestuelle est calquée sur celle des sentiments, avec une grande sensibilité. Cerise sur le gâteau, l’attaque du château au dernier acte nous vaut un mini feu d’artifices, à la grande joie des spectateurs. Signalons également les superbes costumes d’Alain Blanchot.
En Riccardo, Franco Fagioli impressionne par sa virtuosité hors du commun : vélocité des vocalises, trilles impressionnants, cadences « infernales » (quoique le rôle ne lui donne pas l’occasion de briller dans l’aigu). Dans les airs trop graves, la voix peine parfois à se faire entendre derrière l’orchestre, et le contre-ténor est tout de suite plus à l’aise dès que la tessiture devient plus haute. On regrettera également que le chanteur n’ait pas l’occasion d’utiliser sa sublime messa di voce dans un air lent, ou tout simplement de nous émouvoir, mais la faute en revient en premier lieu au compositeur. Ces réserves mises à part, on voit difficilement quel artiste pourrait aujourd’hui rendre justice à une partition aussi difficile. Moins virtuose, le contre-ténor Nicholas Tamagna interprète Oronte avec une belle voix au timbre lumineux, et le chanteur est d’une grande musicalité.
Seule chanteuse qui ne participait pas à la création de 2014 (Emily Hindrichs chantait alors le rôle), Sine Bundgaard est une Costanza sensible et musicale, à la voix bien projetée, et excellente technicienne. Si le timbre manque un peu de caractère, la chanteuse sait varier subtilement l’expressivité d’un rôle essentiellement sur le registre plaintif. A l’inverse, le personnage de Pulcheria est plus dynamique : Claire Leffiliâtre y est encore un peu verte, manquant d’italianité, mais séduit par son engagement. De plus, son timbre sombre contraste agréablement avec celui de sa consœur. Citons enfin l’excellent Lisandro Abadie, baryton irréprochable dans le rôle trop court d’Isacio. Belle promesse également avec le jeune baryton Andrew Finden dans le petit rôle de Berardo.
Succédant à Michael Hofstetter, Paul Goodwin dirige avec précision, énergie et fermeté, en vrai professionnel, mais manque un peu de l’imagination nécessaire pour compenser certaines monotonies de la partition. Son orchestre sonne également un peu fort à certaines occasion : or, l’acoustique du Badisches Staatstheater ne renvoie pas les voix vers la salle et l’équilibre entre le plateau et la fosse est indispensable à une bonne écoute. Le chef britannique a la chance de disposer d’une formation techniquement et musicalement parfaite, point d’autant plus remarquable qu’il s’agit de membres de l’orchestre permanent, jouant sur instruments anciens (avec un diapason à 415 Hz). On soulignera d’ailleurs la qualité des instruments solistes, par exemple les flûtes : traversière pour accompagner l’air de Costanza « Morte vieni » ou sopranino pour « Il volo così fido ».