A Bad Wildbad en 2013, Maurice Salles traçait d’un fusain affûté les grandes lignes de Ricciardo e Zoraide, 26e opéra de Rossini, un des ouvrages sérieux de la période napolitaine. Doté des meilleurs orchestres et chanteurs de le Péninsule, celui qui n’était pas encore « le Cygne de Pesaro », loin de se reposer sur ses jeunes lauriers, mettait alors à profit des conditions exceptionnelles pour expérimenter différentes formes destinées à modifier la trajectoire de l’opéra. Bien que salué par ses contemporains comme un retour à la tradition, Ricciardo e Zoraide ne fait pas exception. Son ouverture est à elle seule un laboratoire de sonorités encore déconcertantes deux siècles après. L’indigence de l’intrigue est-elle responsable de la désaffection de l’œuvre ? Dans le genre, il existe pire. En cause plus vraisemblablement, la propension de notre époque à considérer le bel canto rossinien comme prétexte à cabrioles vocales dépourvues de sens alors qu’il s’agit d’une forme d’expression artistique préoccupée non de réalisme mais d’émotions.
Si séduisante soit la théorie, le passage à la pratique n’est en rien évident. Comment représenter trois heures durant d’invraisemblables chassés-croisés amoureux ? Marshall Pynkoski choisit de coller au plus près le livret. Les débordements esthétiques des costumes et des décors prennent en charge l’essentiel de la narration. Quelques danseurs introduisent le mouvement. Un proscenium offre une alternative à l’avant-scène pour chanter à plusieurs voix en rang d’oignon. Sauf à verser dans l’absurde ou opter pour un second degré souvent malvenu, à l’impossible nul n’est tenu : compte tenu des circonvolutions impossibles de l’histoire, on évitera de juger trop sévèrement la platitude d’une approche d’abord illustrative.
© Amati Bacciardi
De fait, pris à bras le corps par une poignée d’interprètes téméraires, on ne voit pas passer la quinzaine des numéros que compte la partition. Tapi dans l’ombre d’un personnage secondaire (Ernesto), Xabier Anduaga – la nouvelle coqueluche du Rossini Opera Festival – fourbit ses armes d’une voix qui déjà dépasse en volume celle de ses partenaires. En Ricciardo, Juan Diego Flórez continue de marcher sur les brisées légendaires de Giovanni David, contraltino fétiche de Rossini à Naples pour lequel furent composés bon nombre de rôles parmi les plus périlleux. Un pari Mozart réussi et l’ajout d’Hoffmann à son palmarès cette saison n’ont pas entamé la facilité avec laquelle le ténor péruvien se joue des pleins et des déliés d’une écriture accidentée. Si le muscle semble plus tendu qu’autrefois, l’agilité demeure exemplaire. Surtout, dans cet assaut quasi permanent de virtuosité, Juan Diego Florez n’oublie jamais les nécessités de l’expression amoureuse. A en croire la longueur des baisers échangés avec Zoraide, l’entente avec Pretty Yende fut idyllique. La soprano, rayonnante, se trouve confrontée pour la première fois de sa carrière à la rude tâche de résoudre l’énigme Colbran, l’égérie de Rossini dont l’identité vocale continue de poser question. Une partition ambiguë expose un médium de la plus belle eau tout en obligeant à davantage de discipline. Les suraigus à côté de la plaque sont moins fréquents et la vocalise semble avoir gagné en éloquence sans que l’adéquation stylistique ne soit encore parfaitement démontrée. Faute de reine, on a vite fait aujourd’hui de déposer sur le premier front prometteur la couronne du bel canto.
Dans cet opéra d’ensemble qu’est Ricciardo e Zoraide, le rapport entre soprano et mezzo, lorsque Zomira est interprétée comme ici avec fougue, anticipe la lutte sans merci que se livreront une quinzaine d’années plus tard les reines donizettiennes. Fougue ne signifie pas expressionisme et l’on sait gré à Victoria Yarovaya d’offrir à l’épouse délaissée d’Agorante un visage impétueusement sculpté à même le marbre d’un chant d’école malgré un registre grave en deçà des exigences d’un rôle conçu à l’origine pour les moyens phénoménaux de Rosmunda Pisaroni – la créatrice de Malcolm dans La donna del lago. Sous ses airs de tête brûlée, Sergei Romanovsky abrite un cœur trop tendre. Le chant introverti et lissé n’esquive aucune des notes tracées sur une portée pourtant large. Le timbre possède une beauté dont bon nombre de ténors rossiniens se montreraient jaloux. Mais la vérité d’Agorante, protagoniste de l’opéra, tyran sanguinaire dévoré par la passion amoureuse, se trouve-t-elle derrière cette proposition trop sage ?
La réponse à cette question intervient moins dans l’impression laissée par la soirée que la direction musicale. Invité pour la deuxième année consécutive au Rof, l’Orchestre de la Rai n’est peut-être pas le mieux adapté à une partition qui veut chaque instrumentiste concertiste. Le chœur est irréprochable mais obnubilé par l’alchimie étrange des timbres et la mécanique complexe des rythmes, Giacomo Sagripanti opte pour une lecture analytique lorsque, si détachée soit-elle de toute réalité dramatique, l’œuvre voudrait aussi sa part d’étreintes et d’élans charnels.