Pour entrer dans le Rigoletto proposé par le Festival d’opéra de Jérusalem, il faut aller au-delà d’un certain nombre d’obstacles. L’acoustique d’abord. La Piscine du Sultan a beau être un des vestiges les plus impressionnants de la Jérusalem ottomane, et offrir un cadre idyllique au moment du crépuscule, quand les étoiles s’allument au firmament, elle n’a pas été conçue pour abriter des spectacles. D’où la nécessité d’une sonorisation qui, même si elle est réalisée habilement et se fait vite oublier, fera hurler les puristes.
L’orchestre symphonique de Jérusalem a fait beaucoup d’efforts pour assimiler une partition qu’il n’a jamais pratiquée, mais les problèmes techniques restent nombreux, ajoutés au fait que les preneurs de son ont décidé de le reléguer à l’arrière-plan des chanteurs, même dans les moments où il devrait tenir la vedette, comme la tempête du III. La conduite de la ligne, les phrasés, la manière de soutenir un chanteur restent trop éloignés du monde de l’opéra. Pourtant, Francesco Cilluffo dirige avec sobriété et précision. Conscient des limites de sa phalange, il veille d’abord à maintenir la cohésion entre la scène et la fosse, qui menace plus d’une fois de partir en vrille. La catastrophe est évitée de justesse à plusieurs reprises, grâce à une battue rapide et éminemment lisible. Le maestro fait en outre le choix d’ignorer les reprises, ce qui confère au spectacle une vitalité bien adaptée aux circonstances.
A l’inverse de ce bilan orchestral mitigé, le chœur de l’opéra de Tel Aviv impressionne de bout en bout. Redoutablement précis et homogène, il parvient à donner l’illusion d’être un seul personnage, comme dans la tragédie grecque. Un personnage qui rôde tel un tigre autour de Rigoletto et de Gilda. La vivacité musicale fait écho à la méchanceté foncière de ces courtisans, toujours prêts à humilier, blesser, voire tuer. Les notes piquent comme des dards dans « Zitti, zitti, moviamo vendetta ». Le public ne s’y trompe pas, et réserve un triomphe aux choristes.
La mise en scène de David Pountney a déjà fait ses preuves à l’opéra de Tel Aviv en 2014, et elle reste fidèle à ses grandes orientations : une actualisation que l’on pourra dire « modérée », un usage très carsenien d’accessoires comme tables et chaises, une dominante de rouges, des éclairages soignés, et une direction d’acteurs qui prend très au sérieux la caractérisation de chaque personnage. Le « Caro nome » chanté par une Gilda presque somnambule au sommet de sa cage de verre reste le point culminant d’un spectacle efficace, qui n’a dû être que peu modifié pour s’adapter au plein air. A noter que la fellation généreusement prodiguée par Maddalena au Duc a disparu. Effet de l’ambiance d’une ville trois fois sainte ?
Depuis son toit, Gilda ne domine pas seulement son air, mais aussi tous ses partenaires tant son incarnation est bluffante. Hila Fahima semble n’avoir peur ni du vertige, ni des coloratures, ni des aigus. A 28 ans, la soprano israélienne, ancienne membre de la troupe de l’opéra de Tel Aviv, a l’ardeur de la jeunesse, tout en faisant montre d’un bagage technique très rare à son âge : la voix est d’une agilité extrême, ne craignant aucun des pièges dont Verdi a parsemé sa partition. Atout appréciable : le vibrato est faible, ce qui renforce le côté virginal d’un personnage que Hila Fahima semble être née pour incarner. Visage angélique, silhouette frêle mais comme remplie d’une énergie donnée par l’amour, yeux grands ouverts sur la méchanceté des hommes. Gageons que, si elle continue sur sa lancée, l’Israélienne sera une des grandes Gilda de notre époque.
Face à une telle réussite, les autres membres de la distribution ont un peu de mal à exister. Ils ont pourtant des atouts. Salvatore Cordella a la vaillance et les aigus d’un Duc de Mantoue, à défaut d’en avoir le physique. Si on accepte le principe d’entendre l’effort dans ce type de rôle, on pourra être d’accord avec son interprétation. Si on lit au contraire Rigoletto dans une filiation belcantiste, proche de Bellini et de Donizetti, le manque de grâce de l’Italien sera péché mortel. Dans le rôle-titre, Boris Statsenko montre des talents dramatiques exceptionnels. Quelques pas en scène, une façon de fixer le regard sur les autres protagonistes ou sur … le vide suffisent à imposer une présence qui paraît évidente, indiscutable. Statsenko est Rigoletto comme Fahima est Gilda. La haine du bossu pour ceux qui le paient, son amour délirant pour sa fille, sa jalousie maladive sont rendus avec une acuité qui n’est guère courante sur les scènes lyriques. Le drame hugolien, dans toute sa force, à mille lieues des clichés opératiques. On pardonne dès lors facilement quelques écarts de justesse, d’autres instants où Gilda écrase vocalement son père, au nom de la sincérité dramatique.
Mikhail Kolelishvili a une voix un peu brute de décoffrage pour Sparafucile, la prononciation italienne est pour le moins exotique et, malgré la profusion de moyens exposés, c’est une basse qui sera sans doute davantage à son aise dans Wagner que dans Verdi. Oksona Volkova est elle comme un poisson dans l’eau : sa Maddalena a du chien, de la sensualité à revendre et un vrai tempérament. Le rôle n’est pas long, mais tenu avec un tel panache, il fascine. Le quatuor du III, où on lui prête d’habitude peu d’attention, trouve une autre dimension.
Dans une ville presque dénuée de tradition lyrique, le Festival d’opéra de Jérusalem a donc réussi son pari : offrir un spectacle de qualité à un public le plus large possible, venu en nombre. Rendez-vous est déjà pris pour l’année prochaine, avec Nabucco, du même Verdi.