Rigoletto a-t-il encore un secret pour celui qui l’a interprété plus de 500 fois ? A presque soixante-treize ans, Leo Nucci a tellement roulé la bosse du bouffon qu’elle lui colle définitivement au dos. A Liège cette saison comme un peu partout dans le monde depuis plusieurs décennies, il en propose un portrait sur lesquels les ans n’ont pas de prise, indifférent aux modes, qu’elles soient vocales ou scéniques, inoxydable, monumental, archétypal presque. Ses forces en sont multiples : l’aigu, le métal, la ligne, le ton, le mordant, l’énergie, la résistance, entre autres. Ses faiblesses ? Il n’en a pas ou pour être exact, il n’en a plus. Sa connaissance intime de la partition lui vaut aujourd’hui d’en contourner les pièges et de transformer en avantages ce qui autrefois pouvait poser problème : les incertitudes de l’intonation, les appuis discutables, les sons gutturaux. Le trait demeure tracé d’une main moins tendre que vengeresse. Et si la rage sourde qui grogne derrière chaque note était le secret de cette exceptionnelle longévité ? Quitte à obliger les autres artisans du spectacle à prendre des partis qu’ils n’auraient pas forcément choisis…
Stefano Mazzonis di Pralafera l’explique à mots découverts : « Ayant la chance d’avoir comme interprète du rôle-titre un chanteur de l’envergure de Leo Nucci, je me suis tourné tout simplement vers une mise en scène historique, en récupérant d’anciennes reproductions de toiles peintes comme ce le fut à la création ». Le seul écart autorisé est, dans la scène de débauche du premier acte, la présence de travestis au lieu de femmes. Pourquoi ? Il faut lire la note d’intention dans le programme pour le comprendre. Parce que Verdi dans Rigoletto, contrairement à tous ses autres opéras, n’utilise qu’un chœur d’hommes. En excluant les femmes, le compositeur – qui ne laissait rien au hasard – aurait voulu dénoncer les attitudes et comportements machistes dont Gilda se trouve la première victime. Féministe avant l’heure, Verdi ? Soit. Scéniquement, la réflexion n’est pas poussée davantage. Passé ce pied-de-nez au conformisme, le drame s’engourdit dans la naphtaline de la convention.
© Opéra Royal de Wallonie
En adoptant des tempi contrastés, Renato Palumbo au contraire fait acte de résistance. Des accélérations, des fulgurances, voire des déflagrations (les percussions au troisième acte) fouettent un propos que les forces de l’Opéra Royal de Wallonie – chœurs compris – s’emploient à rendre le plus vivant possible. Rigoletto est riche en seconds rôles qu’aucun des chanteurs réunis ici, sans démériter, ne parvient à propulser au premier plan. En Mantoue, Gianluca Terranova n’est pas la révélation que la lecture dans le programme d’un nom inconnu laisse à chaque fois espérer. Pourtant, « Questa o quella » met dans la balance le velours mâle du timbre et la solidité du médium tandis que « La donna è mobile » démontre la bravoure. Mais le duo avec Gilda et l’air du deuxième acte exposent la fragilité du registre supérieur et des négligences de style qu’une technique plus aguerrie devrait permettre d’estomper. Désirée Rancatore a suffisamment de ressources dans l’aigu pour faire de la fille de Rigoletto cette funambule en équilibre sur le fil de la portée. Trilles, notes filées ou piquées selon les impératifs de la partition rachètent les tensions d’un « Caro nome » désormais périlleux. Gage d’accomplissement de tout Rigoletto mémorable, la complicité avec Leo Nucci, perceptible dans chacun des duos rythmant l’opéra, culmine lors d’un « Si, vendetta » chaleureusement applaudi, que le baryton, fidèle à son habitude, bisse sans se faire prier.