Témoin des difficultés actuelles – et rencontrées un peu partout paraît-il – à remplir les salles même avec de belles affiches, la jauge du Grand Théâtre de Luxembourg était bien clairsemée, ce soir de première, pour accueillir Rigoletto, qui reste pourtant, 170 ans après sa création, un des opéra les plus populaires du répertoire.
En abordant l’œuvre, le metteur en scène Richard Brunel a fait le choix de la transposition. Ce choix est aujourd’hui si fréquent – et pour tout dire quasi systématique – qu’on finit par se dire qu’il n’en est plus un, mais plutôt une imposition dictée par les critères d’une époque, la nôtre, qui veut intégrer tout ce qu’elle touche, qui ne se connaît plus d’extérieur et gomme du passé tout ce qui ne lui ressemble pas. Parfois, une transposition permet de révéler le caractère universel d’une œuvre ou d’en éclairer certains aspects insoupçonnés, et c’est tant mieux ; parfois elle ne fait qu’affadir le propos, le diluer dans une quotidienneté sans éclat.
Exit donc la Renaissance italienne, ses somptueux costumes et la cour de Mantoue, c’est dans le monde contemporain et clos d’un studio de danse que le metteur en scène a résolu de faire évoluer ses personnages. Pour lui, c’est dans ce milieu-là qu’on retrouve aujourd’hui les rapports de force, les tensions sociales, les frustrations, les superstitions, l’âpreté des relations humaines et les violences faites aux femmes qui forment le terreau de cette œuvre là. Si cette transposition a le mérite d’actualiser le propos, elle le pousse néanmoins à des distorsions importantes, parfois vides de sens, et à des incohérences de texte ou de situation qui suscitent le doute ou l’incrédulité.
Le Duc s’est changé en chorégraphe, Rigoletto, bossu devenu boiteux, semble être le concierge du studio, et les danseurs de la troupe fournissent quasi tous les autres emplois de façon presqu’indifférenciée. Difficile dans ces circonstances de travailler sur la psychologie des personnages, de leur donner une véritable identité dramatique si ce n’est celle que la musique de Verdi, magistrale, impose à tous. La portée de l’œuvre s’en trouve certes actualisée, mais considérablement réduite plutôt qu’amplifiée : le rapport entre un Duc et son bouffon n’a que peu de points communs avec celui du chorégraphe face au concierge. L’autorité qui est due à la naissance, dont Victor Hugo dénonçait l’injustice, n’est pas la même que celle qui est due au mérite ou à la réussite professionnelle, présentée ici. Quel est l’équivalent moderne du bouffon ? Comment justifier dans le monde d’aujourd’hui l’obsession de la pureté des jeunes filles, qui sous-tend le rapport entre Rigoletto et sa fille ? Le metteur en scène fait l’impasse sur ces éléments là : Gilda, adolescente tendance rebelle, est affublée de baskets et d’une mini-jupe ; soit. Mais alors, que va-t-elle faire à l’église où on nous dit qu’elle se rend chaque matin ? Pas très innocente, ravie de s’émanciper un peu, elle susciterait presque les ardeurs dont elle se dit ensuite victime. Du coup, elle paraît peu crédible lorsque le remord la guette, et encore moins lorsqu’elle s’offre à la mort (notons au passage qu’au moment fatal, elle se plante elle même le couteau dans le ventre, sorte d’harakiri lombard tout de même assez peu crédible). Les règlements de compte par enlèvements et spadassins interposés, monnaie courante à la Renaissance, cadrent mal dans le monde culturel d’aujourd’hui, bref la transposition est bancale et paraît forcée. Les costumes contemporains conçus par Thibault Vancraenenbroeck, très hétéroclites et qui sous-tendent le propos du metteur en scène, semblent sortis d’un épisode de téléréalité bien dans l’air du temps, mais échappent à tout programme esthétique. Seul élément réellement intéressant, l’introduction d’un personnage supplémentaire, muet mais très présent : la mère de Gilda, figurée par une danseuse spectrale en robe blanche – la toujours très gracieuse Agnès Letestu, danseuse étoile de l’opéra de Paris, qui introduit une note de poésie et de merveilleux bienvenue dans ce monde sordide. L’ajout de ce personnage prendra tout son sens lors de la belle scène finale où la mère vient en quelque sorte enlever sa fille au monde des vivants et l’entraîne vers l’au-delà dans un pas de deux d’une infinie tendresse.
Agnès Letestu (la mère de Gilda), Marina Monzo (Gilda), Aline Martin (Giovanna), Önay Köse (Sparafucile)© Jean-Louis Fernandez
La production, qui nous vient de l’Opéra national de Lorraine, a déjà bénéficié en juin dernier de l’enthousiaste critique de notre confrère Yvan Beuvard. Vous l’aurez compris, nous avons été moins séduit que lui par les éléments scéniques de ce spectacle.
La distribution vocale offre en revanche de véritables satisfactions : le Rigoletto de Juan Jesús Rodríguez est magistral. La voix somptueuse, aux très riches harmoniques, puissante à souhait, convient parfaitement au rôle. En musicien accompli, c’est par la voix et non – comme souvent – par des gestes emphatiques qu’il fait passer ses émotions, et parvient sans peine à donner une grande crédibilité et une véritable puissance dramatique au rôle du pauvre bouffon. Le rôle de Gilda aussi est particulièrement bien distribué : Marina Monzó possède des aigus faciles et clairs, une voix bien équilibrée, beaucoup d’agilité et les scènes entre Gilda et son père (fin de l’acte II) sont particulièrement réussies. Nous avons été moins séduit par Alexey Tatarintsev (Duc de Mantoue). Soutenue par une technique très sure, la voix est puissante et efficace, mais la prestation musicale ne donne guère de sens au rôle peu caractérisé, qui manque de présence et d’impact. Parmi les plus petits rôles, on soulignera l’excellente prestation de Önay Köse en Sparafucile, qui allie à un imposant physique de reître, parfait pour cet emploi, une voix particulièrement riche en harmoniques, très caractérisée et qui donne des frissons !
La partie musicale présentait donc beaucoup d’atouts ; mais pour quelles raisons l’orchestre a-t-il été ici réduit de moitié ? Trente deux musiciens en tout et pour tout (dont seulement vingt cordes), c’est résolument trop peu pour rendre justice à l’orchestration de Verdi, pour donner relief à la partition et obtenir les contrastes ou les effets dramatiques voulus par le compositeur et indispensables au bon déroulement du spectacle. Et qu’on ne vienne pas me dire qu’il s’agit d’un problème de budget, dès lors que la production s’offre le concours d’un chorégraphe et de sept danseurs professionnels. Les efforts, parfaitement louables, du chef Alexandre Joel et des musiciens présents ne sont pas en cause ; ils donnent le meilleur d’eux-mêmes et c’est déjà beaucoup. Mais le rapport sonore entre le plateau et la fosse s’en trouve altéré (c’est peut-être un effet voulu mais qui nuit au déroulement dramatique du spectacle) : aussi chichement comptées, les forces vives de l’orchestre ne parviennent pas à produire l’effet de masse, la puissance sonore qu’on est en droit d’attendre pour une production de ce niveau. C’est regrettable. Le chœur, guère fourni lui non plus – mais c’est moins gênant, n’aura pas démérité, en dépit de quelques décalages de tempo.