A en juger par l’affluence, Rigoletto manquait au public marseillais, qui a décrété un triomphe pour cette production maison réalisée en partenariat avec les Chorégies d’Orange, où elle fut créée en 2017. L’enthousiasme s’adressait-il aussi au décor d’Emmanuelle Favre ? Reproduisant celui conçu pour l’immense plateau d’Orange, réduit à l’échelle de la scène marseillaise, il propose d’un acte à l’autre une structure unique, celle d’un haut mur à la base duquel repose une marotte géante dont la tête grotesque servira de support aux vidéos de Virgile Koering. Elles montreront les frondaisons du jardin clos de Rigoletto, à l’acte II, ou les veines du bois d’un objet obsolète, au troisième acte. Le manche ou le sceptre, comme on voudra, de la marotte est utilisé comme un praticable, une passerelle, où l’on peut défiler, s’exhiber et surplomber la masse des courtisans.
Située sur la scène comme elle l’est, cette structure ne permet pas d’en exploiter toute la profondeur, avec les conséquences que l’on devine pour les mouvements de foule, réduits à leur plus simple expression. Sans doute Charles Roubaud essaie-t-il de les animer. Il fait défiler les invitées de la fête initiale sur le praticable, mettant en valeur les somptueuses toilettes féminines conçues par Katia Duflot. Mais cela semble plus un raout mondain qu’une orgie naissante. Plus tard, l’expédition nocturne des courtisans devient, pour lui, le prolongement de la soirée très arrosée. Mais c’est le traitement des scènes avec solistes qui laisse insatisfait, tant les positions face au public, qui affaiblissent l’impact dramatique des interactions, semblent systématiques.
© Christian Dresse
Toutefois, ces choix de mise en scène ont peut-être leur justification : pour deux des solistes ces représentations sont l’occasion d’une prise de rôle. Dès lors, les mettre en relation directe et prolongée avec la fosse peut être interprété comme la bienveillance d’un professionnel chevronné envers des artistes dont le souci en ce soir de première est leur coordination avec le chef d’orchestre. On est enclin à le croire, car au premier acte la direction de Roberto Rizzi-Brignoli nous semble quelque peu inégale, tantôt précipitée, tantôt excessivement ralentie, aux dépens ou en faveur des chanteurs. Après l’entracte, toutefois, nous avons retrouvé le chef dont nous aimons le lyrisme, et la netteté d’une lecture qui imprime à l’orchestre, qui lui répond admirablement, la cohérence dramatique et les accents, goguenards et sinistres, acides et déchirants, mélodieux et désarmants, dans une marche inéluctable où le destin va s’accomplir.
Cette réussite, on la retrouve dans la distribution. Certes, la performance d’Enea Scala, qui débute en duc de Mantoue n’est pas encore au niveau de certains de ses prédécesseurs glorieux et peut-être de ses ambitions. Pour le ténor, ce rôle peut-être un piège car il semble concevoir le personnage comme un risque-tout sur le plan vocal, et ce n’est pas sans conséquences quand lors des suraigus émis en force la couleur change et le métal affleure laidement. Il a donné par le passé assez de preuves de sa musicalité pour espérer que, passé le stress de la première il redimensionne ses objectifs et joue de ses moyens, homogénéité, étendue réelle, longueur de souffle, sans les pousser à outrance. Alors il pourrait incarner davantage le personnage et prendre moins la pose.
Nicola Alaimo rêvait de Rigoletto. On lui souhaite de retrouver le rôle dans une autre production, celle de Marseille étant le point de départ d’un approfondissement nécessaire. Pour lui aussi la fosse demeure le repère et cela entrave certainement son interprétation. Mais il a sans nul doute les fondamentaux indispensables, tant vocaux que dramatiques, et déjà son Rigoletto a une charge expressive qui laisse présager une incarnation majeure à venir. Comme pour son Falstaff, on pourra dire : « j’y étais ».
Leur Gilda, Jessica Nuccio, ne débutait pas dans le rôle, mais elle était inconnue à Marseille. Gageons qu’elle deviendra une « chouchoute » du public car outre une présence scénique adéquate elle a démontré une maîtrise vocale qui a soulevé l’enthousiasme du public. Seuls les aigus émis en force prennent une fâcheuse résonance métallique, mais tous les autres sont brillants, le medium est sonore, les trilles sont impeccables et la souplesse coule de source.
Alexey Tikhomirov est un Sparafucile convaincant, aux moyens adéquats pour le rôle, et à la prononciation soignée. Le personnage de Maddalena tient ici plus de l’escort-girl que de la prostituée de barrière ; Annunziata Vestri lui prête une distinction inhabituelle et des graves caverneux qui semblent naturels. Le reste du plateau est sans reproche, à commencer par le chœur, d’une belle homogénéité. Des seconds rôles on distinguera le Marullo sonore d’Anas Seguin et le Monterone de Julien Véronèse dont la voix profonde révèle la proximité de ce père outragé avec le Commandeur mozartien.Encore quatre représentations. On envie les spectateurs de la dernière : délivré des affres du début, le plateau devrait se surpasser. Une excitante perspective !