Attention, le sujet est quasi sacré ! Présenter une nouvelle production d’un élément de la « Trilogie » de Verdi à la Scala est un événement qui, pour les Milanais, relève de l’Histoire avec un grand H. Aussi le Rigoletto proposé par le nouveau directeur Dominique Meyer était-il attendu au coin du bois. Comme il fallait s’y attendre, les réactions ont été passionnées, violentes et contrastées.
Au moment des saluts, le metteur en scène Mario Martone fut accueilli par une bordée de huées et de bravos. « Buffone », criaient les uns à son endroit. « Bravo » hurlaient les autres ! Et Martone saluait imperturbablement devant un décor éclaboussé de sang – car, on peut vous le révéler, ce Rigoletto se termine par un carnage… au-delà même de la mort attendue de Gilda !
En ce qui nous concerne, malgré ce final inutile, nous nous rangeons du côté des bravos. La mise en scène est moderne, puissante, pleine de sens, susceptible de parler à un public non initié.
On voit deux étages sur scène : en haut se trouve l’appartement des « riches », en bas le taudis des pauvres. Deux mondes s’opposent et se superposent. Le duc et sa cour habitent en haut. En bas, Rigoletto et sa fille, Sparafucile, le tueur à gages et sa sœur Maddalena, Monterone, l’ancien courtisan devenu mendiant. Rigoletto établit un lien entre les gens du haut et ceux du bas.
Monterone, Rigoletto et Gilda © Scala de Milan
Quel est ce monde à deux étages où les uns humilient les autres, parfois par sadisme, parfois involontairement ? C’est le nôtre ! Martone nous raconte notre monde. A la fin, il imagine une fin sanglante pour les « riches ». Ca, c’est sa vision des choses, on n’est pas obliger de le croire !
A tout moment, il se passe quelque chose. L’œil est constamment sollicité. Mais l’oreille garde sa suprématie. Prima la musica ! Et lorsque Rigoletto et Gilda attaquent leur sublime duo du II, on néglige de regarder, dans un autre coin de la scène, le défilé des filles de joie s’adonnant à leur toilette. La musique est plus forte que toute péripétie annexe. C’est tant mieux ! Lors du fameux quatuor du IV où Verdi a réalisé l’exploit d’exprimer dans sa musique le caractère propre de chaque personnage (le Duc arrogant, Maddelena aguicheuse, Gilda humiliée, Rigoletto désespéré), Martone déploie le même soin dans sa mise en scène. Là encore, la musique a gagné !
La distribution est dominée par le monumental, le colossal Rigoletto d’Amartüvshin Enkhbath. Sa voix puissante fait vibrer les murs. Son air « Cortigiani, vil razza », dans lequel il insulte les courtisans qui ont enlevé sa fille et où, à la fin, il s’effondre en supplications, restera un morceau d’anthologie.
Nadine Sierra est une très belle Gilda. Elle n’est pas de ces coloratures au medium incertain qu’on entend parfois. Sa voix est charnue dans toute sa tessiture et on aime les trilles aigus dont elle orne la fin de son « Caro nome ».
Le duc de Piero Pretti est moins convaincant. « Ténor italien » typique, il a du charme, du soleil napolitain dans la voix, mais sa façon de chanter à gorge déployée donne souvent l’impression de forcer.
Très bonne Maddalena de Marina Viotti, dont le mezzo velouté se teinte de ce qu’il faut de sensualité.
Applaudissons aussi deux voix graves : Fabrizzio Breggi qui fait sensation en Monterone et Gianlucca Buratto qui s’impose en Sparafucile.
Le chœur est magnifique. Il a Rigoletto dans le sang !
Quant à l’orchestre, malgré des décalages dus à la distance entre la fosse et le deuxième étage du décor, il est tenu d’une main ferme par Michele Gamba. Il y a un « son Verdi » de l’orchestre de la Scala. Et c’est bien!