Les chanteurs qui se risquent dans la production du Schumann de la maturité demeurent assez rares. Si les cycles tardifs du compositeur sont moins foisonnants et harmoniquement modernistes que Dichterliebe ou Liederkreis op. 39, ils témoignent d’une personnalité différente et non moins intéressante. On retrouve les tourments amoureux, thématique récurrente chez le compositeur, mais envisagée sous un angle pictural, où les effets dramatiques sont plus à chercher dans des nuances d’ombre et de lumière que dans des cavalcades endiablées. C’est cette économie de style qui froissera Debussy, regrettant le fait que Schumann ait pu « laisser influencer son pur génie par ce notaire élégant et facile qu’était Mendelssohn ». Heureusement que Christian Gerhaher et Gerold Huber se sont chargés de rendre à cette musique ses lettres de noblesse.
La soirée commençait avec les Drei Gesänge op. 83. Dans ce cycle plutôt bref, il nous a semblé que le baryton cherchait encore à apprivoiser la salle. Les nombreux contrastes entre voix timbrée et émission volontairement plus plate, destinés à mieux souligner chaque mot sont encore surprenants par endroits.
En revanche, les barrières qui pouvaient encore subsister s’envolent avec l’arrivée des Fünf Lieder und Gesänge op. 127, où Gerhaher appuie sa musicalité sur une savante construction de chaque mélodie (Es leuchtet meine Liebe). Après avoir réussi à arraché des premiers rires du public dans Schlusslied des Narren, les deux interprètes concluent le cycle avec Ein Gedanke, brève rareté à la fraîcheur toute juvénile. Dès ce cycle, Gerold Huber montre ses qualités de pianiste aussi attentif dans le dialogue avec son partenaire que dans sa recherche des justes couleurs pianistiques.
Dans Sechs Gedichte und Requiem op. 90, on retrouve les contrastes de lumière dont nous parlions, souvent utilisés pour créer des ambiances étouffantes et angoissées. Einsamkeit est ainsi glaçant de solitude, sentiment que Gerhaher transcende par une économie de moyens impressionnante. Le chant s’efface pour ne laisser s’exprimer que le texte, car le baryton sait très bien qu’en faire plus serait superflu. Après autant d’errements dans les registres graves du piano, le Requiem nous est un véritable baume au cœur: la performance des deux interprètes est ici encore d’une simplicité admirable et d’une musicalité touchante.
C’est après l’entracte que la soirée prend un véritable tournant. Avec les Romanzen und Balladen op. 49, Gerhaher pousse la mise en exergue des consonnes jusqu’à son paroxysme et s’accommode parfaitement des contrastes musicaux exigés dans ce bref cycle.
Le Liederkreis op. 24 présente la seule vériable incursion dans le style juvénile de Schumann. Moins connu que l’opus 39, il regorge cependant de nombreuses trouvailles, soit autant de bonnes idées à trouver pour le duo pianiste-chanteur. Notons surtout pour leur qualité « Ich wandelte unter den Bäumen », que le baryton fait habilement dialoguer avec l’atmosphère de « Dichterliebe », ou le dynamique « Warte, warte, wilder Schiffmann ». Nous voilà replongés dans le romantisme du premier Schumann, et c’est donc une autre approche du texte que proposent Gerhaher et Huber. Le piano ondule et la couleur des voyelles passe au premier plan, car elle s’avère plus propice aux atmosphères de fausse candeur de la poésie de Heine.
En plaçant en dernière position les Vier Gesänge op. 142, on est une fois de plus saisi par le dépouillement du dernier Schumann. Les apparitions dont il est question dans « Mein Wagen rollet langsam », ainsi que l’écriture en choral de « Trost im Gesang » rappellent les Geistervariationen du compositeur dans sa recherche follement désespérée d’une perfection musicale. Terminant ainsi leur portrait du compositeur, les deux interprètes nous laissent seuls avec la musique et la poésie dans un dépouillement savamment instauré. Quoi de plus naturel que cette fin en suspens de la dernière mélodie ? S’il lui avait été donné d’y assister, Debussy se serait probablement réconcilié avec une bonne partie de la production de Schumann. Mais laissons Monsieur Croche vaquer à ses propres occupations pendant que les deux artistes achèvent de conquérir leur public avec deux bis dont un sublime « Mein schöner Stern ».