Pour s’arrimer au programme proposé par Roberto Alagna, hier soir, au Théâtre des Champs Elysées, il fallait revenir à l’exact esprit du disque Caruso 1873. Plus qu’un voyage musical au fil du répertoire d’un artiste, ce dernier se veut un hommage vécu comme une immersion de l’intérieur, dans un style, une interprétation, une voix. « Mon intention a été de le célébrer tout en conservant mon identité vocale. J’ai suivi ses tonalités, j’ai même veillé à reproduire ses respirations dans la mesure du possible, à ouvrir certains sons là où Caruso les ouvrait, à en couvrir d’autres là où il les couvrait ». Bien évidemment, hors contexte studio, sans micro, il eût été difficile pour Roberto Alagna de reproduire, hier soir, en direct, la voix et la tonalité de Caruso. Mais l’artiste s’est présenté au public dans le même esprit qu’au disque : pour célébrer le ténor napolitain cristallisé dans son époque et non transposé dans la nôtre.
La gageure était d’abord de choisir un programme cohérent, compte tenu des échappées belles de Caruso sur tous les rivages musicaux, des airs d’opéra aux mélodies en passant par la chanson populaire, et notamment napolitaine, dont il était un ardent défenseur. Et c’est précisément de cette diversité que le récital d’hier soir (tout comme le disque) veut se faire l’écho, lui donnant, ainsi l’allure de grand télescopage temporel d’œuvres hétéroclites mais tellement représentatif du parcours en mille éclats du ténor napolitain. Sans doute faut-il rappeler qu’à cette époque il n’existait pas de conceptualisation des enregistrements, les artistes gravaient au fil de leurs envies et les cadres artistiques n’étaient pas encore aussi définis qu’aujourd’hui. D’où cette impression de dispersion quand on réunit l’ensemble des gravures d’une voix du passé comme celle de Caruso.
A la densité de l’album fait place toutefois ici un florilège purement lyrique recentré sur la mélodie et l’opéra dans autant d’œuvres rares emblématiques de la transversalité du ténor napolitain. Et force est de constater que Roberto Alagna est parfaitement à l’aise dans ce répertoire italien qu’il chérit tant. Plus intriguant toutefois à l’oreille du mélomane (mais cohérent avec l’esprit de l’album) le choix d’ « Ombra mai fu » de Serse de Haendel, transposé pour voix de ténor, mais qui ne sied pas tout à fait à celle de Roberto, laquelle est ici fortement mise à l’épreuve, dans tous les registres. Intriguant aussi le « Vecchia zimarra » de Colline dans La Bohème et qui ne doit sa présence dans ce programme qu’au sauvetage par Caruso d’une basse aphone. Deux pièces dont le programme aurait pu se passer aisément sans que cela nuise au concept et à l’esprit de la soirée.
La seule présence de Roberto Alagna (très en voix en seconde partie de programme, après une première partie vocalement tendue) a comme toujours enflammé la salle comble de la présence perceptible de ses nombreux fans manifestement au summum du bonheur, avec les six bis dont le ténor a agrémenté le programme dont une très belle interprétation de la Sicilienne de Turiddu. Il serait toutefois exagéré de dire que cette soirée n’était qu’une démonstration pour admirateurs énamourés. Pour le reste de l’auditoire, la première des vertus de ce récital, et non des moindres, était de nous donner l’occasion d’entendre l’artiste in vivo dans des raretés absolues, enregistrées pour ce seul disque Caruso 1873. Ainsi, nous était-il offert, entre autres, « Pietà, Signore » de Louis Niedermeyer, l’air « O lumière du jour », du Néron d’Anton Rubinstein ou encore la Sérénade de Don Juan de Tchaïkovski.
L’Orchestre national d’Ile-de-France sous la direction alerte d’Yvan Cassar (et il faut le souligner parfois troppo fortissimo, obligeant le ténor à un effort conséquent) nous a fait l’offrande d’un florilège d’œuvres rares et d’une rare beauté, comme le Preludio sinfonico de Puccini, l’intermezzo de Siberia de Giordano et la sinfonia de l’opéra Le Maschere de Mascagni. Cette dernière est d’autant plus précieuse que le soyeux et la richesse du tissu orchestral se situent dans la veine de toutes les superbes œuvres, hélas méconnues, du compositeur.
Une soirée en crescendo pour le seul plaisir de s’arrimer à d’autres rives et redécouvrir ainsi un répertoire égaré dans les couloirs du temps, échappant, dans la parenthèse d’un récital, aux abîmes de l’oubli. Et c’est déjà beaucoup…