On ne parle pas de l’âge d’une femme, c’est grossier. Alors parler de l’âge d’une chanteuse ! Pourtant nous passerons outre les convenances en rappelant que Mariella Devia est née le 12 avril 1948. A l’heure où ses consœurs ont déserté la scène depuis longtemps (à l’exception notable d’une certaine Edita Gruberova), la soprano ligurienne chante encore, peu il est vrai, 4 productions en 2015, mais dans des rôles loin d’être ceux d’une chanteuse en fin de carrière, Norma, Anna Bolena ou encore Elisabetta de Roberto Devereux ce soir au Teatro Real de Madrid.
Beverly Sills, une des grandes titulaires modernes du rôle, le considérait comme meurtrier pour la voix. Il combine en effet une écriture ornée typiquement belcantiste et une tension dramatique croissante avec notamment des sauts de registres vertigineux. La reine doit ainsi cumuler des qualités a priori irréconciliables, l’agilité avec la puissance, un registre aigu aisé et des graves affirmés (on aurait été curieux d’entendre Giuseppina Ronzi de Begnis, la créatrice du rôle).
Mariella Devia fait une entrée spectaculaire dans cette production, qui marque sa prise de rôle scénique (elle a déjà chanté Elisabetta en concert) : démarche raide, perruque blond vénitien, teint blafard et robe carmin, donnent le ton. Cette reine cache bien ses tourments. La force du personnage est confirmée dès les premières notes : la voix de la chanteuse, sans vibrato perceptible, semble miraculeusement préservée de tout outrage du temps. Son soprano d’essence plutôt lyrique légère n’a pas toute l’autorité requise ? L’extrêmement grave est étouffé, parfois tout simplement parlé ? Qu’importe, La Devia peut compter sur une technique superlative (tout semble si simple dans sa gorge), un registre aigu d’une liberté, d’une justesse parfaites et un engagement électrisant (dire qu’elle a pu nous paraître parfois si froide) pour livrer une incarnation majeure. La reine vieillissante, déchirée entre amour et devoir, nous emporte et nous bouleverse, de son aria amoureuse « L’amor suo mi fe’ beata » au premier acte, jusqu’à la scène finale, déchirante.
Le bonheur vocal ne s’arrête heureusement pas là. A un détail près : Ángel Ódena, qui remplace Mariusz Kwiecien initialement prévu, est un Nottingham bien fruste. Il livre cependant un « Qui ribelle ognun ti chiama » d’une grande autorité, faisant ainsi oublier une certaine instabilité de l’émission.
Le reste de la distribution est en revanche irréprochable, jusque dans ses rôles secondaires (notamment la basse sonore et bien chantante d’Andrea Mastroni en Sir Raleigh), voire mieux qu’irréprochable. Silvia Tro Santafé (Sara) marie une maitrise sans faille de la grammaire belcantiste, avec trilles et vocalises précis, à un timbre d’une grande fraicheur, pour livrer une interprétation frémissante de Sara, la femme adultère. Elle forme un duo passionné avec le Roberto puissant de Gregory Kunde. On ne cachera pas que la première impression laissée par ce dernier n’est pas totalement enthousiasmante. Les rôles lourds que le ténor américain a cumulés ces derniers temps (notamment ses prises de rôles verdiennes) semblent avoir durci la voix, émise uniformément forte. Ce sentiment premier est heureusement vite démenti et l’on retrouve outre un éclat sonore et un engagement impressionnants, cet art inimitable de la nuance. On est bien loin du ténor di grazia que l’on rattache spontanément à ce répertoire, mais les griffures du timbre sont ici mis au service d’un portrait poignant, qui culmine par une scène de prison hallucinée.
La production d’Alessandro Talevi en provenance du Welsh National Opera participe à la réussite de la soirée. Si elle ne convainc pas totalement par la thématique arachnéenne attachée à la reine (son trône s’anime de monstrueuses pattes métalliques lors de la condamnation à mort de Devereux à la fin de l’acte 2), cette mise en scène, classique dans sa direction d’acteurs, a pour grande qualité d’immerger immédiatement le spectateur dans une atmosphère sombre et mortifère : du décor du palais et sa verrière sale qui laisse deviner des silhouettes inquiétantes, à la forêt qui se révèle au final un champ de pieux portants des suppliciés, rien ne vient apporter la moindre étincelle d’espoir, surtout pas les éclairages blafards de Matthew Haskins.
A la tête d’un orchestre du Teatro Real pas totalement exempt de défauts (on note quelques accidents aux bois et cuivres), Bruno Campanella ne peut éviter le côté fanfare de l’ouverture. Attentif aux chanteurs, il contruit cependant intelligemment une gradation dramatique qui culmine dans la grande scène finale d’Elisabetta. Les chœurs du Teatro Réal sont eux dignes d’éloges, offrant une belle homogénéité et une grande palette d’expression, du murmure à l’éclat violent de la cour vengeresse réclamant la tête du Comte d’Essex.