Buenos Aires n’est pas que la capitale du tango. Elle peut également prétendre au titre de capitale lyrique du sous-continent sud-américain par la richesse de son activité en termes d’opéra. Si le public européen connait, au moins de nom, le Teatro Colón, la capitale argentine offre aussi d’autres territoires, en particulier avec la Buenos Aires Lírica, association à but non lucratif fondée il y a une décennie, qui offre chaque année 4 à 5 titres. Les représentations sont données dans le Teatro Avenidad, salle à l’italienne de 1.200 places inaugurée en 1908 (et fermée entre 1979 et 1994 suite à un incendie), de vastes proportions, mais disposant d’une acoustique tout aussi remarquable que celle du Colòn. De jeunes chanteurs peuvent ainsi se produire sans nécessairement forcer leurs moyens (l’Avenida accueille également une autre association : Juventud Lirica vieille de 5 ans ; au regard des difficultés économiques du pays, cela tient du miracle). Ajoutons que la Buenos Aires Lírica se démarque des productions du Colón grâce à des mises en scène originales, telle celle de ce Roméo et Juliette.
Balcon haussmannien, lune complice sortie du Voyage de Méliès, Tour Eiffel en fond de scène, Mercedes Marmorek transpose les amours des amants de Vérone dans le Paris du tournant du XIXe siècle ; le père Capulet est un Monsieur Loyal pas très éloigné du baron de Gondremarck de La Vie parisienne, Pâris et Tybald deux noceurs, Frère Laurent semble sorti de Saint Sulpice, le ballet est chorégraphié en can-can et les deux amants échangent leur premier baiser sous un chromo clignotant qu’on croirait sorti de l’univers de Pierre et Gilles. Au début, le parti-pris désarçonne, d’autant qu’il ne cadre pas toujours avec les didascalies. Les couplets du clan des Capulet à la poursuite de Mercutio sont d’ailleurs adaptés : « Personne ! La dame aura fui, etc. » (et non plus « Le page »). Plus important, une grande partie du romantisme de l’œuvre se trouve évacuée, d’autant que le metteur en scène multiplie les effets de distanciation, entraînant rires et sourires à plusieurs occasions. Pourtant, ces réserves s’effacent rapidement devant la cohérence du propos et sa parfaite adéquation à la jeunesse de la distribution : on y croit à ce jeune couple d’amoureux, quasiment adolescents, tout à la fois espiègles et graves, modernes et éternels. Gounod en sort un peu trahi, moins solennel, mais plus proche, plus vivant et plus vrai.
© Liliana Morsia
La direction de Javier Logioia Orbe, rapide et vive est en parfaite adéquation avec cette vision et l’orchestre de bonne qualité, en particulier les cordes. Santiago Ballerini campe un Roméo tout en finesse, capable de messe di voce comme d’aigus insolents. La cavatine « Ah ! Lève-toi soleil » est chantée dans le ton original, et conclue par un magnifique si naturel enflé puis diminué, digne des meilleurs interprètes. L’ensemble de l’acte IV quant à lui est couronné d’un contre-ut spectaculaire. Par moment, la voix accuse néanmoins quelques faiblesses de projection dans les ensembles, et le timbre, quoiqu’ensoleillé, n’est pas très caractérisé. Scéniquement, le personnage est irréprochable, ardent et sensible. Sa Juliette est en tous points remarquables. Certes la voix est plus légère que ce que le rôle requière et Oriana Favaro brille sans problème dans sa valse « Je veux vivre dans le rêve ». Mais ceci n’empêche pas la jeune artiste d’être encore plus applaudie dans la scène du poison (si souvent coupée) « Amour ! Ranime mon courage » interprétée avec passion et sans compromis musical. Nul doute que ce couple idéal, à la fois jeune, sensible et ardent, explique l’accueil enthousiaste d’un public notablement plus jeune que celui des salles parisiennes.
Comme on sait, Roméo et Juliette est essentiellement articulé autour de quatre grands duos d’amour, les scènes complémentaires offrant aux autres interprètes peu d’occasions de briller. Pourtant, ceux-ci savent parfaitement tirer parti de leur rôle. Citons en particulier le Tybald de Iván Maier, sonore et dramatiquement impeccable en méchant de mélodrame. Le Capulet d’Ernesto Bauer, le Frère Laurent de Walter Schwarz, le Stephano « féminisé» de Laura Polverini sont tous parfaits. Seul reproche : un accent parfois un peu trop espagnol !