Faire du grand opéra français avec des moyens limités, est-ce possible ? C’est en tout cas la gageure que s’est donnée l’Opéra Royal de Wallonie en montant avec ambition ce Roméo et Juliette dans la tradition — on a toujours été très francophile à Liège ! Certes on a coupé le ballet (il n’était qu’un ajout tardif — 1888 — du compositeur pour satisfaire aux exigences de ces messieurs de l’Opéra de Paris), mais on a respecté tout le reste, sans lésiner sur le nombre des figurants.
Un fond de scène tout blanc et noyé de lumière va servir de cadre aux cinq actes du récit. Meublé d’un grand praticable qui fait aussi office de table au premier tableau, puis d’un péristyle à colonnes (assez réussi) pour figurer le balcon de Juliette, puis d’une stalle de monastère pour la scène du mariage, d’un lit nuptial et encore d’un catafalque pour la scène finale, ce cadre presque nu laisse évidemment un vaste champ à l’imagination. Dans la conception d’Arnaud Bernard, il doit suffire aux spectateurs pour évoquer à la fois Shakespeare, Vérone, le XVIe siècle et pour inscrire le climat de tension et de passion qui y règne. Par une opposition entre les scènes de foule — où s’affrontent à grand renfort de bruits de bottes et dans le fracas des armes les escrimeurs des deux camps, les prêtres et les gardes, la masse de chœurs et celle des suivantes de Juliette — et les duos qui réunissent seul à seul les amoureux aux différents moments de leur poignante histoire, le metteur en scène cherche visiblement la diversité des situations dans une unité de conception, visant aussi à créer des ruptures dans un tissus cohérent. Hélas, comme les changements de décor sont un peu lents et se font derrière le rideau, il est obligé de présenter toutes les scènes de transition devant un voile d’avant-scène tout éclairé de bleu, créant de néfastes interruptions dans le cours du récit. La répétition un peu lassante des combats — par ailleurs bien réglés — des courses poursuites et autres mouvements de scène désordonnés, censés illustrer le climat de violence exacerbé de la Renaissance, ne remplace pas une véritable tension dramatique construite entre les personnages — qui elle fait souvent défaut. L’impression générale est plutôt celle d’un récit discontinu, avec quelques tableau très réussis et d’autres moments un peu faibles. Rien qui tienne vraiment le public en haleine, malgré l’intensité dramatique du livret.
Les costumes particulièrement soignés (Bruno Schwengl) font référence à la Renaissance, sans ambiguïté, évoquant les tableaux de Véronèse ou du Titien auxquels il manquerait pourtant les fonds sombres qui font toute la force de cette peinture. Les lumières (Patrick Méeüs) qui s’attardent davantage sur les décors que sur les personnages accentuent encore cet étrange sentiment de clarté, peu propice à l’émotion.
La distribution réunit quelques jolis talents, à commencer par Annick Massis, qui assume son rôle avec aplomb et facilités, campant une Juliette un peu froide, guère ingénue mais très sure vocalement. Ses vocalises sont bien en place, les aigus faciles et beaux, la diction française est parfaite. Le choix de Aquiles Machado pour chanter Roméo est sans doute moins heureux. Ce ténor originaire du Venezuela a certes d’incontestables moyens vocaux et de la vaillance, une technique éprouvée, qui serait sans doute mieux utilisée dans le répertoire italien, mais il n’a pas le caractère français qu’il faut pour faire un Roméo amoureux et émouvant au sens que lui a donné Gounod. Physiquement assez mal assorti à sa partenaire qui le dépasse d’une bonne tête, malgré les talonnettes d’un côté et les souliers plats de l’autre, il lance ses aigus avec force là où on attendrait plutôt souplesse, distinction et légèreté. Sa diction teintée d’un fort accent ibérique n’aide pas non plus à la crédibilité ni à la fluidité du rôle. L’émotion n’est guère au rendez-vous…
Au rang des bonnes surprises, il faut placer le Tybalt de Xavier Rouillon, aussi ardent scéniquement que vocalement, timbre idéal pour le rôle, et le Mercutio de Pierre Doyen, sensiblement sur le même registre. Fort applaudis également par le généreux public liégeois, Patrick Bolleire campe un père Laurent plein d’une grave humanité et Roger Joachim, dans le petit rôle de Gregorio est très bien, lui aussi. Christine Solhosse donne une belle consistance au personnage de la nourrice Gertrude, tout en retenue, diction très claire et lyrisme de bon aloi. Pour le reste de la distribution, on a fait appel à de jeunes chanteurs encore fort verts pour les emplois qu’ils occupent; c’est le cas notamment de Laurent Kubla qui prête sa grande taille et sa belle prestance au comte Capulet, mais dont la voix peine un peu à s’imposer dans un rôle de père. C’est le cas aussi pour Marie-Laure Coenjaerts qui chante le rôle (travesti) du jeune page Stéphano avec beaucoup d’engagement scénique, un joli timbre un peu voilé, mais un volume sonore encore limité.
Dans la fosse, Patrick Davin livre de la partition et de ses splendeurs orchestrales une vision fort analytique et bien construite, certes, mais particulièrement peu lyrique, peu romantique, c’est presque un paradoxe, sans générosité, sans ampleur ni élan et pas particulièrement soignée dans son exécution. C’est d’autant plus dommage qu’on est là face à une partition de tout premier plan qui est un des éléments constitutifs de l’unité de l’œuvre et de sa force dramatique, au delà des effets faciles provoqués par l’accumulation des airs à succès. Les mêmes défauts se retrouvent dans les chœurs, par ailleurs fort sollicités par le metteur en scène, ceci expliquant peut-être cela.