Inaugurer la nouvelle saison de l’Orchestre national de France avec le Roméo et Juliette de Berlioz était incontestablement une excellente idée. Le Chœur de Radio France trouvait amplement à s’y employer, le programme constitué de cette unique œuvre était à la fois copieux et cohérent. Et en ces temps où l’on redécouvre avec raison les compositions des petits maîtres contemporains des grands génies, il est toujours bon de se rappeler pourquoi la musique de ces derniers a su s’élever au-dessus du tout-venant. Forme surgie de nulle part, partition truffée d’audaces inouïes et d’une modernité qui étonne encore aujourd’hui, Roméo et Juliette est un chef-d’œuvre, auquel on pourra ici et là reprocher quelques divines longueurs, mais un chef-d’œuvre tout de même, où Berlioz atteint des sommets d’inspiration, auxquels Wagner rendit hommage par divers « emprunts » – certains diraient « plagiats ». Si l’on connaît les affinités de Daniele Gatti avec le maître de Bayreuth, le chef faisait ici ses premiers pas dans la symphonie dramatique du natif de la Côte Saint-André, œuvre qui multiplie à l’envi les climats et les couleurs, passant du scherzo aérien de la Reine Mab à la déploration de Juliette, de la liesse du bal à la mélancolie de Roméo, avec des effets quasi cinématographiques d’élargissement de l’espace puis de cadrage tout à coup resserré. L’Orchestre national de France réussit particulièrement certains passages, avec d’admirables frémissements des cordes ; d’autres envolées paraissent moins inspirées, avec des tempos peut-être un rien trop lents. Le Chœur de Radio France commence par une très belle prestation de la quinzaine de voix détachées du reste pour narrer l’histoire des Capulet et des Montagu. Quand il chante au grand complet, on regrette de ne pas toujours bien saisir le texte, mais Berlioz n’a peut-être pas aidé les choristes sur ce plan.
Enfin, il y avait bien sûr les solistes, et la soirée avait débuté sous les meilleurs auspices. Quelle joie d’entendre Marianne Crebassa, auréolée de son succès à Salzbourg dans Charlotte (voir compte rendu) ! La jeune mezzo française possède un timbre absolument somptueux, et elle n’aurait qu’à ouvrir la bouche pour nous ensorceler. Elle fait cependant davantage, en habitant son chant autant que le permettent les limites d’un texte qui évite soigneusement l’identification à l’un des personnages de l’intrigue. Puisse-t-elle prochainement se produire à nouveau en France, outre ses incarnations mozartiennes prévues à l’étranger sous la baguette de Marc Minkowski (Cecilio de Lucio Silla à Milan, Cherubino à Vienne). Quelle désillusion quand vient le tour de Paolo Fanale, qui massacre allégrement l’air de Mercutio : la voix semble bloquée faute de maîtrise de notre langue, car la diction française est exécrable, pour un morceau qui nécessite précisément une articulation impeccable bien plus que du son. Pas un seul e muet correctement prononcé, et quelques horreurs dont un « ses-z-harnois » dont on frémit encore. Avec Alex Esposito, le problème est un peu différent : on ne comprend pas grand-chose, peut-être même moins qu’avec son compatriote, mais la voix a une tout autre étoffe, même si l’extrême grave paraît bien sourd. Malgré la beauté du timbre, l’ensemble tourne au grommellement uniforme, avec une agressivité systématique comme nuance unique. Nette déception donc pour deux voix sur trois. Aucun chanteur français, ou du moins francophone, n’était-il libre ce soir-là ?