Pour être élu à Bad Wildbad, il ne suffit pas à un titre d’être rare : il faut aussi qu’il n’existe pas d’enregistrement de la version retenue. Aussi Emma di Resburgo a-t-elle dû laisser la place à Romilda e Costanza, toujours de Meyerbeer. Créé à Padoue en 1817 l’opéra a été composé sur un livret de Gaetano Rossi, le même qui avait écrit le Tancredi dont la découverte, deux ans plus tôt, a bouleversé le compositeur allemand. Ils se connaissaient pour avoir déjà travaillé ensemble à une cantate, mais Meyerbeer veut à tout prix que le collaborateur de Rossini devienne le sien pour son premier opéra en Italie.
Hélas, si l’on juge de l’efficacité d’un livret par sa simplicité, celui de Romilda e Costanza n’est pas loin d’un record de complication. Au Moyen-Age, le duc de Provence, qui a deux fils jumeaux, vient de mourir. L’un deux, Teobaldo, revient victorieux de la guerre contre le duc de Bretagne. Son frère Retello, qui administre la Provence depuis le décès du père, le voit comme un rival à neutraliser. Costanza, promise à Teobaldo depuis l’enfance, rêve à ces retrouvailles mais est inquiète : le bruit court qu’il est amoureux de Romilda, la fille du Duc de Bretagne et qu’elle l’accompagne. Pour la calmer son père, un seigneur provençal, lui dit qu’en refusant de l’épouser Teobaldo devrait renoncer au trône. Elle est en train de sonder les sentiments du jeune homme quand surgit un écuyer qui n’est autre que Romilda qui n’a pu se résigner à attendre en Bretagne que Teobaldo l’appelle. La méfiance réciproque est immédiate entre les deux femmes. Or à l’ouverture du testament qui dicte les volontés paternelles, Teobaldo est désigné comme son successeur et délié de l’engagement envers Costanza afin de s’unir à Romilda pour établir une alliance avec la Bretagne. Le père de Costanza, Lotario, est furieux mais Retello propose d’épouser lui-même Romilda, ce qui contraint Teobaldo à révéler qu’ils sont déjà mariés. Le frère frustré décide alors, aidé par des nobles provençaux mécontents, de combattre son frère et la lutte commence, au grand effroi de Romilda et Costanza qui tremblent pour Teobaldo. Défait par le nombre, ce dernier est jeté en prison.
Et cela n’est évidemment que le premier acte ! Au deuxième dans le château isolé où Pierotto, qui ignore l’arrestation de son frère de lait Teobaldo, exulte car il se marie, des soldats amènent un prisonnier mystérieux. Puis arrive Costanza, partagée entre chagrin, jalousie et colère, qui promet à Romilda – pour elle l’écuyer fidèle de Teobaldo – de tout faire pour sauver l’ingrat. En échange Romilda s’engage à lui livrer sa rivale. Désormais sans frein, Retello confie à son conseiller la mission d’exécuter son frère. Après avoir trouvé l’endroit où est enfermé Teobaldo grâce à un chant familier, Pierotto le délivre mais ils sont surpris et arrêtés. Pour sauver Romilda Teobaldo révèle qui elle est et Retello doit la protéger de Costanza qui s’est jetée sur elle pour la tuer. Cependant les amis de Teobaldo ont agi et la capitale de la Provence s’est déclarée pour lui. Une troupe de fidèles conduite par le véritable écuyer donne l’assaut. Retello accuse alors accuse son conseiller d’avoir tué son frère, mais un homme masqué surgit ; c’est Teobaldo, que le bourreau a épargné, et qui s’apprête à jouer les Titus. Costanza ne peut faire moins que de pardonner l’infidélité de Teobaldo et devenir l’amie de Romilda.
Défini comme mélodrame semi-serio, cet opéra n’a pas sombré mais en dehors de quelques reprises européennes après la création, auxquelles la fortune de Meyerbeer a peut-être contribué, il ne lui a pas survécu. Ce concert contribuera-t-il à le relancer ? De l’aveu des principaux intéressés, la préparation en a été laborieuse, en raison d’un grand nombre d’erreurs dans les partitions disponibles, dont la correction a pris beaucoup de temps et réduit d’autant le temps disponible pour les répétitions. Encore pouvons-nous nous estimer heureux qu’une soprano en troupe en Allemagne ait accepté de remplacer Silvia Della Benetta, contrainte par des motifs familiaux à renoncer à incarner la tourmentée Costanza.
D’autres l’ont déjà dit, Meyerbeer quand il écrit cette œuvre est sous influence. Mais plutôt que d’imitation il nous semble plus juste de parler d’imprégnation. Il admire tellement Rossini qu’il adopte des utilisations de timbres ou des traits d’écriture pour les cordes ; par ailleurs sa science de l’orchestration est réelle et il sait jouer lui aussi des reprises rythmiques, des accroissements, des accélérations et du crescendo. Mais ces moyens tournent aux procédés dont la juxtaposition trahit la recherche d’effets et l’absence d’un projet musical. En fait, l’admiration de Meyerbeer pour Rossini devient un corset qui étiole sa personnalité, et on le perçoit dès l’ouverture, où les couleurs et la puissance des timbres sont utilisées pour annoncer la succession des climats avec une sagesse qui sent l’application.
Les conditions de la préparation expliquent sans doute que certains aspects de certains rôles ne soient pas nettement relevés. Ainsi Pierotto, le premier en scène, est un balourd sympathique dont le peuple raille la fierté qu’il exprime naïvement d’être le frère de lait du prince Teobaldo. Il devrait être comique, mais pour Giulio Mastrototaro comme pour presque tous ses partenaires, jouer et chanter simultanément serait une prise de risque inconsidérée. Le chœur réussit pourtant la gageure de donner un semblant de spontanéité à ses assauts empressés autour de la nièce de Pierotto, petit rôle qui suffit à Claire Gascoin pour exposer une belle couleur. Javier Povedano s’impose en mauvais frère, la voix et le visage sont sombres à souhait et la rapidité de la reprise en chant syllabé est bien soutenue avant le final où la voix élargie manifeste la volonté de puissance. Auprès de lui dans le rôle du conseiller qui se voudrait machiavélique sans avoir le cynisme nécessaire, Emmanuel Franco, très remarquable dans l’insinuation et qui distillera plus tard très subtilement une sorte de recette des ambitieux. Ils forment un quatuor dont le final semble puisé dans l’encrier de Rossini.
Seule en scène, Costanza chante alors une cavatine qui laisse à découvert Luiza Fatyol dans un premier aperçu mitigé, avec une articulation un peu molle et des aigus tirés ; ces impressions se corrigeront, en particulier dans le duo avec Romilda avant le final de l’acte I et dans la scène en solo de l’acte II, où l’interprète fera valoir nuances, souplesse, une certaine agilité, sans que les aigus aient gagné en moelleux. Le rôle de Lotario, son père qui a tout intérêt au mariage prévu, est rempli sans indignité par le ténor César Cortès.
Paraît Teobaldo et avec Patrick Kabongo une leçon de chant. Son air est structuré en plusieurs moments correspondant à des sentiments différents, ce qui entraîne un chant différent. Le premier est une évocation douloureuse du père disparu, où le sentiment tantôt rétrécit la voix, qui monte à l’aigu en falsetto, tantôt se fait plus intense, et alors la voix enfle et l’aigu devient vigoureux. Moment repris avec force ornements ! Mais le chœur pousse le héros à se souvenir de sa gloire, alors le chant devient affirmation de soi, ce qui l’amène à évoquer celle qu’il aime, et la gloire devient le baume de la douleur. C’est un moment admirable où l’on entend non des sons articulés – la prononciation de l’italien est parfaite – mais une ligne qui garde sa pureté et un souffle devenu musique.
Dans la scène suivante Romilda fait son entrée sur une cavatine. Le timbre clair de mezzo de Chiara Brunello déconcerte, comme l’impression qu’elle s’élance parfois sans filet, et une palette de couleurs peu étendue. Peut-être sommes-nous victime de l’habitude, pour les rôles en travesti, de voix plus corsées, plus fermes et plus incisives ? Après tout, Romilda n’a jamais été un homme, peut-être est-il erroné d’apprécier la voix de Chiara Brunello à l’aune de ces personnages masculins. Reste que la projection reste modeste et au deuxième acte, peut-être fatigue, certains élans frôleront le cri. Peu ou pas perceptible le substrat comique de la scène avec Pierotto, avec ses équivoques.
Il serait injuste de ne pas mentionner, dans le bref rôle du véritable écuyer de Teobaldo, la basse Timophey Pavlenko que la profondeur et la portée de son organe devraient aider à sortir rapidement du lot.
Dans les conditions dont nous avons parlé, les chœurs, l’orchestre et le chef font de leur mieux. Luciano Acocella ne s’estime pas satisfait du résultat. Il est le mieux placé pour en juger ; mais n’ayant pas ses critères de connaissance de l’œuvre et d’exigence nous voudrions dire bravo et merci à tous les artistes qui ont osé prendre des risques.