Selon Rossini lui-même, à sa création fin 1813 Aureliano in Palmira fut un fiasco sans appel et pourtant il ne doutait pas de la qualité de sa musique, qu’il réutilisa plusieurs fois, à commencer par l’ouverture qui deviendra célèbre avec Il Barbiere di Siviglia. Composée pour La Scala, l’œuvre devait être monumentale et fastueuse, comme un reflet de la grandeur du régime impérial de Napoléon, dont l’ex-beau-fils Eugène de Beauharnais régnait à Milan. Pour Rossini, à moins de 22 ans, c’est l’entreprise la plus ambitieuse en termes d’ampleur et de complexité, car il s’ingénie à insérer « un solo dans un duo, un duo dans un trio ou un quatuor, ou dans un final ; les airs ne sont pas de forme standard, et aucun des morceaux ne ressemble à un autre. »
En dépit de cet échec milanais, on a pu dénombrer une centaine de reprises au cours des vingt ans où l’œuvre resta à l’affiche dans de nombreux théâtres, le nom de Rossini étant une marque d’appel. Daniel Carnini, qui co-signe la nouvelle version de l’édition critique établie d’abord par Will Crutchfield, explique dans le programme de salle que si des coupures furent souvent pratiquées ce fut tant pour raccourcir une œuvre jugée trop longue que pour prévenir les nostalgies éventuelles que le portrait de cet empereur magnanime aurait pu réveiller, sans oublier les adaptations liées aux distributions disponibles.
La production proposée est la reprise de celle créée en 2014 au Teatro Rossini, dans une mise en scène de Mario Martone. Nous avions gardé le souvenir, assez vague, d’un spectacle conventionnel et peu exaltant. Ce serait mentir que de prétendre qu’en s’installant sur le vaste plateau du Vitrifrigo il a changé de nature, mais l’ampleur de l’espace disponible lui donne une respiration nouvelle et le rend beaucoup plus digeste. Le panneau monumental en fond de scène, dû à Sergio Tramonti, est toujours aussi suggestif, cette image où l’aigle romaine disparait à demi sous les rafales de sable qui voilent la lumière – beaux éclairages de Pasquale Mari, avec une saisissante réponse céleste aux invocations – et la plate-forme invisible installée à mi-hauteur est toujours aussi utile pour y faire apparaître des personnages. Au bas du panneau se dissimule un lieu destiné aux sacrifices, devant lequel s’étale un dédale d’espaces précaires, abris momentanés pour pèlerins que les Romains transformeront en lieux de détention. Formé par la juxtaposition à angle droit de pièces de tissu transparent dont l’ultérieure ascension dans les cintres modifiera progressivement l’espace en fonction des nécessités, ce dispositif simple impose un parcours qui peut colorer entrées et sorties de cérémonie, de pudeur ou de dissimulation.
© Amati-Bacciardi
Nulle surprise donc dans ce spectacle qui illustre scène après scène, dans une imagerie classique, les étapes de l’action, les points forts étant l’entrée des quatre chèvres amenées sur scène au deuxième acte, lorsque Arsace en fuite est confronté à cette vie arcadique à laquelle il aspirerait si son statut et son devoir ne le condamnaient à retourner au combat pour secourir Zenobia, et la reptation d’ Arsace et de Zenobia en fuite jusqu’à leur dernier refuge. « Plate, inepte », les commentaires acerbes ne manquaient pas à l’entracte pour qualifier la proposition de Mario Martone. Doit-on pour autant la mépriser ?
En fait, elle nous semble très susceptible de faire retourner à l’opéra quelqu’un qui serait venu à la découverte : nulle prise de tête, ce qui est montré correspond à peu près au livret, aucun besoin de se demander si l’on a compris ou si l’on est trop stupide pour y être parvenu, rien ne s’interpose entre le spectateur et le plaisir qu’il attend de la musique et des voix. Au risque de rabâcher, la survie de l’opéra ne dépend pas seulement du renouvellement du public, objectif dont on prétend souvent qu’il implique obligatoirement des spectacles en phase avec le monde contemporain. Elle dépend aussi, et l’absence cette année à Pesaro de nombreux habitués en est peut-être la preuve, de sa fidélité, un capital à ménager d’autant plus précieux quand les difficultés de la conjoncture tendent à faire un luxe de l’addiction à l’opéra.
Ainsi rien ne s’interpose entre l’attente des hédonistes et leur satisfaction, et elle commence dès l’ouverture, dont George Petrou cisèle la moindre des facettes, d’abord en orfèvre, puis s’élance en coureur de fond et fait décoller l’orchestre dans un sprint final qui emporte. Il a visiblement su conquérir les musiciens, dont les membres rivalisent de présence comme pour briller à ses yeux autant qu’à ceux du public. Les instruments chers à Rossini, cor et violon, se distinguent avec brio quand ils sont exposés. La précision rythmique et le nuancier de l’intensité sonore ont le fini impeccable d’une dentelle. Et ce bonheur sonore, quand l’orchestre se tait pour laisser place aux récitatifs secs au pianoforte, se prolonge sous les doigts de la talentueuse Hana Lee.
© Amati-Bacciardi
Couleurs des costumes féminins, corporatismes des costumes masculins des Syriens, pourpres drapés, cuirasses, plis sculpturaux, répartition des masses, diversité des attitudes, gestes rythmés sur la musique, position des protagonistes dans l’espace, utilisation du proscenium, investissement du chef de chant qui par instants semble le reflet muet de Zenobia, tout vise à animer le plateau autant que possible en plein accord avec le discours musical. Le chœur du Teatro della Fortuna s’investit sans compter, sous les costumes parfois pesants qui doivent être un handicap. Dans le court rôle du berger, le baryton Elcin Adil fait valoir une voix bien timbrée et sonore. On aimerait en dire autant de la basse Alessandro Abis mais la voix semble un peu courte pour les profondeurs du rôle et la projection manquer de la force requise pour le rôle de meneur d’hommes du Grand Prêtre. L’autre basse Davide Giangregorio s’exprime en revanche avec la vigueur de l’accent et du son attendue de l’officier qui seconde l’empereur. Oraspe, général de l’armée de Zenobia, reçoit du ténor sud-africain Sunnyboy Dladla un investissement sonore et scénique qui donne du relief à ce rôle de comparse. Publia, la fille de Valérien, a le port de Marta Pluda, mezzosoprano dont le port et l’élégance vocale sont idoines pour ce rôle de princesse amoureuse qui contrôle l’expression de ses sentiments pour Arsace.
Ce rôle de prince plus doué pour l’amour que pour la guerre était destiné au castrat Velluti. Il est de nos jours confié à une chanteuse en travesti, et c’est à Raffaella Lupinacci, qui chantait Publia dans la production de 2014, de s’y confronter. Elle le fait avec les honneurs, son charme physique ajoutant aux plaisirs de sa voix remarquablement homogène, le contrôle et la puissance de son émission, la couleur du timbre, la détermination dans les précipités, la subtilité des mises en voix, l’agilité superlative. Au-delà de ces qualités techniques nécessaires la capacité à transmettre une émotion avec la sobriété qui préserve de tout histrionisme, que dire de plus sinon qu’elle a conquis à l’évidence l’auditoire, qui le lui a fait bruyamment savoir ? La princesse qu’il adore et qui le lui rend bien au point que vivre l’un sans l’autre est inenvisageable a le charme et l’impétuosité de Sara Blanch. Sous l’œil qu’on suppose ému de Jochen Schönleber, qui la fit débuter à Bad Wildbad, elle impose sa présence scénique dont la séduction s’accompagne de l’autorité de la souveraine. Son ébouriffante virtuosité vocale fait de son air du premier acte, comme le sera celui d’ Arsace au second, un de ces moments où le plaisir nous comble et nous donne l’illusion que le temps s’est suspendu. La fusion enchanteresse des deux timbres, associée à la musicalité des deux interprètes, portera l’enthousiasme à un tapage prolongé.
On aurait aimé associer Alexey Tatarintsev à ce niveau de louanges ; ce ténor est-il affecté par le trac ? L’émission au début manque d’éclat, et quand elle l’acquiert, les sauts vers l’aigu n’ont pas l’aisance, la facilité apparente que réclame le chant rossinien, et les premiers ne font qu’effleurer la cible. On pense à un début prématuré mais la lecture de son cv lui accorde une carrière de près de quinze ans. S’il eût été à la hauteur de ses partenaires, nous serions probablement encore en train de planer !