Capitale de la culture en 2024, Pesaro abat sur le tapis de sa 45e édition une carte maîtresse du répertoire rossinien : Bianca e Falliero, un opéra créé à Milan en 1819, durant la période napolitaine du compositeur, situé chronologiquement entre La donna del lago (auquel il emprunte son rondo final) et Maometto II. Accueillie avec succès – 39 représentations –, l’œuvre fut reprise sur quelques grandes scènes italiennes et étrangères une quinzaine d’années durant avant de sombrer dans l’oubli, pour ne refaire surface qu’en 1986. Sa dernière apparition in loco date de 2005 avec Maria Bayo et Daniela Barcellona dans les rôles titres. Une remise en lumière s’imposait.
Jean-Louis Grinda a-t-il été intimidé par l’attente qu’inévitablement suscitait une si longue absence ? Pans de décor modulaires et jeux de lumière supposés refléter la mécanique rossinienne entravent le mouvement plus qu’ils n’éclairent une lecture dont le seul écart à la lettre est une vaine transposition de l’intrigue dans les années 1950. Bien malin qui parvient derrière la plate succession de tableaux à deviner les intentions exprimées par le metteur en scène dans sa note d’usage. Tout juste retiendra-t-on quelques belles images d’une lagune crépusculaire – l’opéra se passe à Venise – et s’interrogera-t-on sur l’inutile omniprésence d’une vieille dame aveugle sans que le moindre indice ne suggère un semblant de réponse. La mère de Bianca, absente du livret ? Peut-être. Pourquoi ?
Heureusement, la direction de Roberto Abbado tire l’œuvre de sa torpeur scénique, dès l’ouverture, conduite d’une main qui connaît son Rossini sur le bout des doigts, ni trop heurtée, ni trop lâche, avec une admirable maîtrise du crescendo. Mise ainsi sur orbite, portée par un orchestre auquel n’échappe aucun détail et un choeur d’une remarquable unité, la tension ne retombe pas, en dépit des quelques longueurs dues aux ficelles dramatiques distendues du livret – la soirée dépasse les trois heures et demies alors que l’histoire peut se résumer en deux lignes : contrainte d’épouser Capellio pour mettre fin à d’ancestrales querelles, Bianca, la fille de Contareno, devra affronter la colère tyrannique de son père avant de convoler en juste noces avec son amant, le général Falliero.
© Amati Bacciardi
Nul n’étant parfait, on admet ne pas être sensible plus que de raison aux charmes vocaux de Jessica Pratt – question subjective de métal mais aussi d’imagination dans les variations et de stridences dans l’aigu qui nous font redouter la moindre note au dessus de la portée. La soprano nous gratifie cependant de moments en état de grâce dans les ensembles, lorsque la voix s’allège et se place en apesanteur au-dessus de celle de ses partenaires, Aya Wakizono en particulier. Les deux duos entre Bianca et Falliero suspendent la salle aux lèvres des chanteuses.
Pour apprécier la proposition de la mezzo-soprano japonaise, élève de l’Accademia en 2014 puis Rosina dans Il barbiere di Siviglia en 2018, entre autres hauts-faits pesarais, il faut oublier toute référence aux authentiques contraltos héroïques, chevauchant glaive en main un registre grave aux profondeurs abyssales. « Se per l’Adria il ferro strinsi », son aria di sortita, se dilue dans l’eau tiède d’un chant en mal d’ampleur, alors qu’au deuxième acte, la grande scène de la prison (et son fameux air « Tu non sai qual colpo atroce ») balaye toutes réserves par l’énergie féroce avec laquelle la voix assume longueur, roulades, écarts de registres et précision des coloratures.
Désormais baritenore après avoir longtemps occupé les rôles de contraltino – Rodrigo dans Otello en 2022 à Pesaro –, Dmitry Korchak place sa maîtrise de la syntaxe rossinienne au service de Contareno, rôle de père abusif que l’on trouverait ingrat si le ténor ne se montrait capable d’en épouser tous les contrastes et toutes les nuances, de l’affliction – fût-elle simulée – à la colère, de la douceur la plus tendre à l’éclat, sans qu’aucun aigu ne semble tiré, aucun grave forcé, aucun trait raide, aucune variation gratuite.
En Capellio, Giorgi Manoshvili poursuit d’une voix de basse élégante et souple, que l’on voudrait plus expressive, un parcours rossinien initié à l’Accademia en 2021 et prolongé cette année par Tancredi à Rouen.
Aucun des comprimari ne déméritant – citons l’accorte Costanza de Carmen Buendía, et le ténor prometteur de Dangelo Díaz –, tous reçoivent au tomber de rideau la longue ovation que laissait présager durant la représentation des bravi enthousiastes, déclinés à l’envi – bravo ! brava ! brave ! –selon la concordance italienne des genres.