Rendre compte d’un spectacle n’est jamais simple, tant la perception que l’on en a est affectée de facteurs multiples dont certains inconscients. Ainsi de ce Barbiere di Siviglia mis en scène par Pier Luigi Pizzi : comme Antoine Brunetto en 2018 nous avions aimé l’élégant dépouillement d’une mise en scène au service de l’œuvre, malgré le semi-striptease imposé à l’interprète de Figaro. Et comme Christophe Rizoud l’an dernier la reprise nous avait laissé tiède, le charme s’était affadi. Serions-nous masochiste, pour être allé la revoir à Parme ?
© Roberto Ricci
Le nom du chef d’orchestre a été déterminant : la direction d’ Aureliano in Palmira par George Petrou nous avait conquis, et réentendre l’ouverture commune aux deux opéras dans le contexte de la comédie fut un aiguillon suffisant. Et, disons-le sans traîner, cela valait le voyage ! L’orchestre, originaire de Bologne, est né en 2013 à l’initiative de musiciens désireux d’approcher la musique « classique », aussi bien par l’écoute que par la pratique – avec ses écoles à partir de 2017- d’une jeunesse à qui elle est a priori indifférente. Ils ont baptisé leur ensemble « Senzaspine » – littéralement « Sans épines » parce que s’approcher de la musique est comme s’approcher des roses sans épines, on n’en éprouve que du plaisir. Les instrumentistes sont jeunes et semblent s’être beaucoup investis dans cette production qui leur met le pied à l’étrier à l’opéra hors de leur ville. Les bruits en provenance de la fosse quand le chef y pénètre témoignent de la satisfaction du travail accompli avec lui, et les auditeurs de l’ouverture ne tardent pas à les comprendre. Cette pièce archiconnue qu’on peut se lasser de réentendre sonne avec une fraîcheur inattendue qui renouvelle le plaisir, comme une redécouverte : est-ce la verdeur de certaines couleurs, sont-ce ces micro-pauses qui semblent de minuscules commentaires et relancent le mouvement d’un engrenage dont la fluidité narquoise et les rebonds ont la malice et la vitalité du jeune homme qui l’écrit ? George Petrou nous rend l’effervescence ironique de la jeunesse de Rossini, et c’est avec le sourire que nous allons savourer les délices de la composition, familières et rafraîchies !
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Autre intérêt du spectacle, il a fallu adapter le dispositif scénique au plateau du Teatro Regio qui est beaucoup moins large que celui du Vitrifrigo Arena de Pesaro pour lequel les proportions des décors avaient été conçues. Dans la scène d’ouverture, ils semblent un peu engoncés, mais cela reste supportable et la gêne disparaît dans les scène d’intérieur, même si, comme à Pesaro, il ne faut pas s’interroger sur le balcon où serait appuyée la fameuse échelle. A Parme nul praticable pour le défilé des interprètes devant le public : cela réduit beaucoup, sans toutefois les supprimer hélas, les trémoussements en cadence chargés de représenter la frénésie des personnages à la fin du premier acte et devenus de la dernière banalité.
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Cet assagissement relatif a-t-il gagné certains interprètes, ou Pier Luigi Pizzi a-t-il adapté ses directives à l’intimité relative de cette scène ? Maria Kataeva, critiquée pour sa Rosine pésaraise jugée excessivement pétulante, a beaucoup allégé les manifestations d’exubérance tout en conservant un allant juvénile. Vocalement elle est impeccable, l’émission est homogène, contrôlée, suffisante, souple, agile, et l’étendue confortable, sans aucun effort perceptible sur toute la tessiture. C’est très brillant.
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Carlo Lepore reprend Don Bartolo avec le métier qui est le sien, le souffle et la rapidité du débit nécessaires pour le chant d’agilité sillabato et une voix d’une fraîcheur que le passage en fausset dans la leçon de chant confirme avec éclat. On pourrait souhaiter que le personnage soit plus détestable, plus comiquement gonflé de soi-même, mais au moins la composition échappe à toute pesante outrance.
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C’est à Ruzil Gatin qu’échoit Almaviva, rôle créé par le ténor Manuel Garcia. Le musicologue Saverio Lamacchia dans un ouvrage sous-titré – Riesame del Barbiere di Rossini, en français Réexamen…- raconte le remplacement du ténor de demi-caractère initialement engagé par ce ténor célèbre familier des rôles de guerrier amoureux dans les « opere serie ». Rossini l’avait connu à Naples l’année précédente et avait écrit pour lui le rôle de Norfolk dans Elisabetta regina d’Inghilterra. Si l’influence de Garcia sur l’écriture d’Almaviva n’est pas documentée, l’air de bravoure « Cessa di più resistere » dont la position fait une sorte de Rondo final pour le comte suffit à prouver qu’il était la vedette du spectacle. Hélas pour nous, avant le lever de rideau on annonce que Ruzil Gatin va chanter malgré une indisposition, et nous serons privés du feu d’artifice. Grâces soient néanmoins rendues au ténor, parce que dans son état il gère au mieux sa voix et n’étaient les cimes qui lui sont interdites – et qu’il avait gravies crânement lors d’un concert à Pesaro – il donne à entendre des sons pleins et robustes, exempts de maniérisme, la souplesse ne laisse rien à désirer et la désinvolture scénique est nettement meilleure que dans notre souvenir.
Un autre attrait de ces représentations est la présence d’un jeune baryton originaire de Pesaro dont nous suivons l’évolution positive avec plaisir. De petit rôle en petit rôle voici Matteo Mancini aux prises avec un premier grand rôle exigeant dont il se tire fort bien, tant vocalement que scéniquement. Sa jeunesse et sa courte expérience le préservent des tics interprétatifs, aussi le personnage semble s’inventer sous nos yeux. Ce n’est pas le moindre charme de la représentation, car il entre pour nous en phase avec l’analyse de Saverio Lamacchia, qui dans l’ouvrage déjà mentionné – Il vero Figaro o sia il falso factotum en est le titre exact – démontre combien la faconde autopromotionnelle relève davantage de la vantardise que de l’habileté réelle. Est-ce parce que désormais nous voyons le personnage à travers cette analyse qu’il nous semble la retrouver dans l’interprétation de ce débutant ?
Plus en retrait le Basilio de Grigory Shkarupa, qui chante sans chercher à grossir sa voix comme il advient parfois, ni à capter l’attention par des outrances scéniques. La voix est d’une basse chantante plus que d’une basse profonde, et usée avec probité. On remarque, dans les courts rôles de Fiorello et de l’Officier, la projection vigoureuse de Gianluca Failla.
Elève de l’Académie Verdi, Licia Piermatteo possède une voix à la fois ronde et haut perchée qui lui permet de se distinguer dans le final de l’acte I et de chanter agréablement l’air de sorbet de Berta au deuxième acte. Son pendant masculin est, comme à Pesaro, Armando de Ceccon qui semble avoir encore perfectionné son jeu de mimiques et fait d’Ambrogio un personnage à part entière.
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Il serait injuste de ne pas mentionner le choeur masculin, qui participe pleinement au final de l’acte I.
Le théâtre était comble, avec plus d’une centaine de jeunes gens au diapason de la salle, attentive, réactive, et très chaleureuse aux saluts. Le même spectacle était donné la saison dernière ; il se rejoue pratiquement à guichets fermés. La preuve, peut-être, qu’on ne se lasse pas de la qualité !