C’est avec un large sourire que l’on sort de cette représentation, qui comble les oreilles et les yeux ! Sur une idée du scénographe Anton Lukas, Jochen Schönleber a conçu un décor inattendu mais fonctionnel qui se prête à des allées et venues proches de celles du vaudeville à la Feydeau. Comme rien n’indique le lieu de l’action, sinon «le château de Gaudenzio», le voici en bord de mer, peut-être au lido de Venise, ville où l’oeuvre fut créée. Gaudenzio y exploite un établissement balnéaire dont on peut voir l’entrée, avec ses trois cabines de plages, la hampe pour hisser les fanions de sécurité, quelques sièges et un immense réfrigérateur. Ce dernier deviendra un refuge salvateur pour un père Bruschino accablé par la chaleur avant que, une pause ayant permis que le décor soit inversé, on ne l’en voie sortir à reculons. Surmontant le tout une immense enseigne bordée d’ampoules multicolores annonce «I bagni Gioachino».
Dans ce décor de fantaisie, les personnages arborent des tenues diverses aux coupes et aux couleurs évocatrices des années 60 du siècle dernier. Si l’aubergiste est ceint d’un torchon de travail, Marianna, la camériste ici bonne à tout faire, porte soit un uniforme de soubrette soit une robe éloquente dont un modèle proche fut porté par Sofia Loren et Marylin Monroe. La garde-robe de Sofia, ici fausse ingénue bien plus avertie que ne le croit son père, va du maillot de bain deux pièces superbement porté à la sortie de bain, en passant par une robe imprimée à la Missoni jusqu’à une robe virginale pour le mariage final. Seul Bruschino père reste engoncé dans veste, gilet et pantalon qui n’ont rien de léger et contribuent certainement à la sensation de chaleur dont il se plaint répétitivement.
La mise en scène suit au plus près la musique, amenant par exemple Sofia à chasser l’eau de ses oreilles, après son bain, par des mouvements synchrones au rythme musical, comme le sera la boiterie du vieux Bruschino.. Elle exploite au mieux, on l’a compris, les ressources que lui offre le décor. Du réfrigérateur sortiront des sacs rafraîchissants qui seront impuissants contre le volcan intérieur du père Bruschino. Marianna se précipite vers la hampe pour changer la couleur du fanion : selon que les échanges virent à l’orage ou s’apaisent elle hisse le rouge ou le vert, mais l’attention empressée dont elle entoure Gaudenzio est-elle amoureuse, servile ou intéressée? Elle monte autour de Sofia une garde vigilante et complique ainsi les échanges entre la jeune fille et Florville, jusqu’au moment où elle y renoncera, contre quelques billets. Le personnage échappe ainsi à la représentation sommaire de la servante dévouée mais effacée, l’interprète secondant brillamment cette conception du rôle. On ne peut guère prédire l’avenir vocal de Camilla Carol Farias, tant ses interventions sont exigües, mais en tous cas elle réussirait au théâtre ! Autre exemple, le retournement du décor révèle l’intérieur des cabines; tandis que son père essaie de lui expliquer sans entrer dans les détails la relation induite par le mariage, dans l’une d’elles l’innocente Sofia, étreinte par Fiorville, joindra des accents suggestivement rythmés aux réponses équivoques qu’elle adresse à son géniteur.
On pourrait tordre le nez devant certains jeux de scène, comme l’échange des mouchoirs souillés, mais ils font désormais partie des gags référentiels, comme l’irruption de la folie de Lucia dans le délire de Bruschino père, et ils ne pèsent rien en regard du plaisir continu né du spectacle. Plaisir né des interprètes, tels les élèves de l’Académie, la mezzosoprano Camilla Carol Farias, déjà mentionnée, Francesco Bossi, baryton solide sachant nuancer son émission et de bonne tenue scénique, Francesco Luci, ténor, réduit aux «tito-tito» du fils dévoyé que l’on a vu pendant l’ouverture téter la bouteille avec application, et le baryton Filiberto Bruno qui campe le commissaire de police venu enquêter sur l’usurpation d’identité avec une belle présence.
Très joli couple celui formé par le ténor coréen Hyunduk Kim et Eleonora Bellocci, tous deux très à l’aise au plan vocal comme au plan dramatique. Il se produit pour l’heure essentiellement en zone germanique mais ses qualités devraient le faire apprécier plus avant. Si son apparence physique le rend plus proche d’un adolescent que d’un homme prêt à s’assumer, sa voix est robuste, homogène, et il en use avec le souci des nuances qui font le charme du rôle. Commentaire qu’on peut appliquer à sa partenaire, dont on retrouve l’extension vocale, l’éclat métallique des aigus lancés en force, mais aussi la précision et la virtuosité volubile, ainsi que la plastique enviable révélée par le maillot de bain initial. Giorgio Caoduro campe un Gaudenzio conforme à ce que dit son nom, un homme encore jeune jouissant sereinement de la vie désireux et d’assurer l’avenir de sa fille par un mariage arrangé; l’interprétation est irréprochable, loin de tout histrionisme, et la prestation vocale conforme aux attentes, avec la portée, le brillant et l’agilité nécessaires pour les passages en staccato. Désormais un ancien de Bad Wildbad, Emmanuel Franco est méconnaissable sous l’attirail scénique qui outre un ventre factice lui impose boiterie, perruque, chapeau et lunettes à triple foyer. Sa prestation en homme impatient accablé par la chaleur a toute la saveur espérée et son potentiel vocal donne une présence qui s’impose à son personnage, tandis que sa maîtrise technique se déploie souverainement dans les passages d’agilité.
Dans la fosse, secondés par le clavier impeccablement disert de Gianluca Aschieri, les musiciens de l’orchestre philharmonique de Cracovie répondent avec une souplesse que l’on savoure à la direction corsée de José Miguel Pérez-Sierra, qui pétrit la partition en alliant vigueur et moelleux, faisant crépiter et reluire toutes les facettes de la musique avec une verve où le rythme le plus marqué s’allie au lyrisme le plus sensible. Il nous confiait à l’occasion de sa venue à Marseille pour Les Huguenots, en juin dernier, aimer par dessus tout travailler en équipe. On ne peut alors douter qu’il ait pris plaisir à apparaître dans la fosse en peignoir-éponge et coiffé d’un bonnet de bain, pour la grande joie des spectateurs qui y étaient ainsi mis avant même la première note.