Plaisant, drôle et bien enlevé, mais aussi profond, grave et par moments émouvant, ce Turc en Italie bénéficie à la fois de la baguette expérimentée de Giacomo Sagripanti et d’une mise en scène à la hauteur de sa création in loco puisque, curieusement, cet opéra de Rossini n’avait jamais encore été représenté sur la scène lyonnaise. Donné en juin 2023 à Madrid dans le cadre d’une coproduction avec le Teatro Real, le spectacle avait déjà suscité dans ces colonnes les éloges de Yannick Boussaert, auxquels nous souscrivons sans réserve.
L’entrée au répertoire local de cette œuvre majeure de Rossini – qui a longtemps pâti de sa situation chronologiquement coincée entre L’Italienne à Alger et Le Barbier de Séville – rattrape avec bonheur un retard de 210 ans. Par la magie des voix et de la musique en premier lieu, bien sûr, avec tout le brio rythmique, la finesse instrumentale et toute la verve musicale du compositeur si remarquablement servis par l’Orchestre de l’Opéra de Lyon ; mais aussi par la virtuosité de la mise en scène inventive et malicieuse de Laurent Pelly, qui tire habilement parti de la mise en abyme proposée par le livret. L’intrigue, plutôt simple mais démesurément étirée, ne se contente pas, en effet, de présenter la quête du grand amour par Fiorilla, une jeune femme qui, près de Naples, s’ennuie en ménage. Elle ne se limite pas non plus à décrire ses rapports contrastés avec Geronio, son vieux barbon de mari et avec Narciso, son sigisbée qui aspire à être davantage qu’un chevalier servant, puis sa rencontre avec le beau Sélim venu de Turquie, coup de foudre sans lendemain puisque le Turc retrouve en Italie celle qu’il aimait, Zaida, fausse bohémienne mais vraie amoureuse, répudiée naguère sur la foi de fausses accusations d’infidélité. L’originalité du livret ne repose pas sur ces poncifs éprouvés de la comédie en général et de l’opéra bouffe en particulier, mais sur la présence du Poète, tour à tour narrateur de l’histoire et acteur qui intervient dans le cours de l’intrigue. Véritable réflexion sur l’art du librettiste, sur les conditions de création d’une œuvre, et sur celles du renouvellement d’un genre, Le Turc en Italie permet souvent de rire au premier degré, mais aussi, à d’autres niveaux de lecture, de sourire et de percevoir le regard critique porté sur l’apparente résorption ou répression des tentatives de transgression.
Avec le talent qu’on lui connaît (comme dernièrement à Lyon avec le Barbe-Bleue d’Offenbach), Laurent Pelly a eu cette fois recours à l’univers du roman-photo – qui, aujourd’hui, paraît à beaucoup tout aussi désuet que celui de l’opéra bouffe, permettant un double décalage particulièrement efficace. Si en la matière on songe en France à Nous Deux, « le magazine du bonheur » né au début des années 50 du vingtième siècle, il ne faut pas oublier que le roman-photo – tout comme l’opéra – est une invention italienne (le fotoromanzo naît en 1947). Par ailleurs, la redécouverte du Turc en Italie après son long oubli date précisément des années 50. Nous voici donc devant des pages géantes de Carina aux images et intrigues aussi stéréotypées (« Non posso amarti », « Il mio destino sei tu ») que le pavillon de banlieue devant lequel Fiorilla feuillette les magazines qui la font rêver. Le Poète qui habite la maison voisine s’empresse de transcrire sur sa machine à écrire les disputes de Fiorilla et de Geronio avant d’intervenir lui-même pour corser l’histoire. Tout s’enchaîne ensuite en suivant plus ou moins selon les impulsions d’un auteur qui se veut démiurge mais finit par être dépassé par une histoire qui le laissera insatisfait, et comme surpris par un retour à la situation initiale au terme d’un divertissement aussi loufoque que vain. Il faut saluer la réussite de ce parallèle entre un opéra qui semble ne pas vouloir s’arrêter (le livret souffre d’un sérieux problème de découpage dramatique) et un genre qui par définition se prolonge sans cesse, en raison certes de la forme du roman-feuilleton, et surtout parce que l’essentiel n’y est pas l’originalité d’un récit novateur mais le plaisir de ressasser ad nauseam les mêmes clichés et stéréotypes à valeur de refuge sentimental. Des cadres descendent des cintres pour devenir vignettes du roman-photo qui s’élabore sous nos yeux, combinant la présence des chanteurs, de photos et de phylactères affichant leurs propos ou leurs pensées, dans une scénographie très réussie de Chantal Thomas, astucieuse, amusante, satirique et pourtant non dépourvue de poésie.
©Paul Bourdrel
De la distribution vocale de Madrid ne demeure que l’impressionnant Selim d’Adrian Sâmpetrean, dont la séduction vocale et la plastique avantageuse s’accompagnent d’une présence scénique époustouflante, depuis son arrivée à la proue d’un navire (figuré par la tranche inclinée d’un volume géant de roman-photo) jusqu’à la chorégraphie trépidante de la fuite finale, en passant par diverses acrobaties, comme dans le duo « D’un bel uso di Turchia » qu’il chante juché sur un haut tabouret. La profondeur de la voix, le timbre envoûtant de la basse et la vélocité du chant contrastent avec les poses dramatiques ou hiératiques dans lesquelles se fige le chanteur. Remarquable actrice, virevoltante ou enamourée, la soprano espagnole Sara Blanch donne beaucoup d’elle-même dans le rôle de Fiorilla qu’elle joue avec conviction : si la voix semble au début manquer un peu de corps et de projection, elle révèle au cours du spectacle toute une palette de nuances et une maîtrise confondante des vocalises – et convainc entièrement dans les moments qui se teintent de tragique (ainsi l’air « Squallida veste e bruna »). Remarquable acteur également, Renato Girolami, entendu en 2017 à Lyon en Don Magnifico dans La Cenerentola, est un Don Geronio aussi burlesque et étriqué dans ses comportements, comme le veut son rôle, que généreux dans son souffle et sa projection, se jouant des difficultés du chant rossinien, réalisant des prouesses dans son duo avec Selim traité à la manière d’un concours de virtuosité vocale. Le Don Narciso d’Alasdair Kent répond parfaitement aux exigences scéniques du rôle et remplit honorablement sa tâche sur le plan vocal, malgré quelques limites dans les aigus, souvent un peu serrés. Le timbre flatteur de la mezzo-soprano Jenny Anne Flory, soliste du Lyon Opéra Studio (entendue en Margret à Lyon dans Wozzeck en octobre dernier), est très prometteur. Elle donne au personnage de Zaida une présence solide et convaincante, qui pourrait se faire parfois plus sonore et affirmée. Filipp Varik, le ténor qui interprétait le Fou dans le même Wozzeck, opère ici une reconversion parfaite, en Albazar bien chantant et bondissant. C’est Florian Sempey enfin qui interprète de manière magistrale Prosdocimo, le Poète, semblant sortir du lit, décoiffé, en peignoir vert et pantoufles, tout ensemble hagard et inspiré, instigateur et commentateur passionné, puis désillusionné, des péripéties dramatiques – configuration dans laquelle certains ont voulu voir une dimension pré-pirandellienne.
Comme toujours, les Chœurs de l’Opéra de Lyon, préparés par Benedict Kearns, sont impeccables dans leurs interventions vocales et dans la précision des ensembles et tableaux qu’ils composent en ponctuant divers moments clés de l’œuvre, comme, entre autres, la scène du bal masqué à l’acte II, présentant une démultiplication à l’infini du couple Fiorilla-Selim – belle métaphore du vertige grisant mais cruel des illusions et faux-semblants.