Ses créateurs ne sont plus là mais le Festival della Valle d’Itria dont le siège est à Martina Franca prolonge année après année la voie qu’ils lui ont tracée : redécouvrir des œuvres oubliées ou présenter des versions alternatives d’œuvres connues. De cette deuxième option relève Il Turco in Italia dans la version romaine. Selon Bruno Cagli et Philip Gossett, Rossini, pour la création à Milan, avait eu recours à un ou des collaborateurs restés anonymes, pour les récitatifs secs et le deuxième final. La version de Rome, créée à l’automne 1815, en expurgeant ces inserts, tend donc à être la plus authentiquement rossinienne, d’autant que le compositeur l’a enrichie d’une nouvelle cavatine pour l’entrée de Fiorilla (« Presto, amiche, a spasso, a spasso ») et d’une autre pour Narciso («Un vago sembiante ») ainsi que de musique nouvelle pour le deuxième final.
Mais Rossini était pragmatique : l’air de Geronio « Se ho da dirlo con molto piacere » avait tant de succès qu’il le conserva bien qu’il n’en fût pas l’auteur. Paolo Isotta, en 1983, avait dans un essai consacré au Turco in Italia, évoqué le rôle de ces artisans de la musique qui savaient s’approprier les manières des artistes qu’ils devaient seconder. On serait tenté de dire qu’à Martina Franca on s’est montré en l’occurrence plus royaliste que le roi, puisque Rossini avait sollicité ces interventions supplétives et les avait avalisées en les dirigeant pour les premières soirées. Avouons-le, « Non si dà follia maggiore » nous a manqué, comme nous a manqué le baiser à la tunique. En revanche certain jeu de scène, lorsque Geronio utilise une brosse pour titiller Fiorilla au bon endroit, était-il nécessaire ? « Glissez, mortels, n’appuyez pas ! » est-on tenté de dire à Silvia Paoli, la metteuse en scène.
Dans le programme de salle, elle déclare vouloir rappeler, en « un geste profondément politique » que le théâtre est un évènement populaire et que l’opéra est un langage universel. Soit, mais populaire signifie-t-il vulgaire, si la vulgarité consiste à expliciter lourdement ce qui va de soi ? Que le vieillissant Geronio ait épousé la jeune Fiorilla pour ses charmes, c’est l’évidence. Mais si elle était si complaisante à chaque fois qu’il se met en colère, leur relation serait-elle si mauvaise ? Quant à la participation des habitants de la ville au spectacle, en quoi consistait-elle ? S’agit-il des figurants qui entourent les solistes, ce qui relègue les choristes dans les avant-scènes laissées dans l’ombre ? De ceux qu’on verra pendant l’entracte attablés autour d’un pseudo-festin de Ferragosto, ces réjouissances du 15 août où l’on se réunit entre amis à la plage pour pique-niquer ?
© Clarissa Lapolla
Trop peu nombreux pour donner l’impression de confusion oppressante lors du bal masqué, ils sont trop présents dès l’ouverture, dont la fin est parasitée par leur installation devant le décor unique de cabines de bain imaginé par Andrea Belli, Silvia Paoli ayant décidé de transposer l’action sur une plage des années 60 du siècle dernier dont Geronio est le concessionnaire. Cela pourrait fonctionner : les étrangers nomades – les gitans – deviennent des hippies Hare Krishna et le Turc une rockstar suivie par ses fans – le sérail, selon Silvia Poli, et non une troupe chargée de la sécurité – sous l’œil incrédule des habitants du cru ou des estivants italiens. Il y a une succession de jeux de scène avec un couple dont le mari, en rien athlétique, tente sa chance en vain auprès d’une beauté en bikini avant que sa femme ne le ramène manu-militari à leur coin de plage, une bande de jeunes coqs rouleurs de mécanique, une vieille venue avec sa chaise, c’est fort bien fait, mais cela vient en surimpression à la musique dont cela ne dit rien.
C’est d’autant plus agaçant que la direction de Michele Spotti a toute la limpidité nécessaire ; il donne une évidence délicieuse à la subtilité de l’ouverture, qui déroute quand on croit tenir le fil, et qui fourmille pourtant d’indications sur la nature diaprée de l’œuvre, dans un jeu de cache-cache où l’apparent n’est pas immuable et où il reparaît comme un masque entrevu lors d’un bal. Plusieurs musicologues ont relevé les affinités électives entre cette œuvre et tant Haydn que Mozart, dont le Cosi fan tutte était à l’affiche de La Scala quand Rossini y était pour préparer Il Turco in Italia. Les musiciens du Teatro Petruzelli qui connaissent et apprécient le chef répondent à sa direction avec toute l’alacrité désirable pour çà et là laisser affleurer ces correspondances fugaces.
Le deus ex machina de l’œuvre, le poète Prodoscimo – devenu ici facteur ( cf. Il postino ?) ayant le goût de la composition théâtrale – n’a pas d’air à proprement parler et on se prend à le regretter car la voix grave de Gurgen Baveyan est bien timbrée et bien projetée. Privé de son air apocryphe, Joan Folqué n’en donne pas moins un relief remarquable à l’adjuvant Albazar, soutien de la fugitive Zaida. Celle-ci est dévolue à Ekaterina Romanova qui en fait un personnage moins dépourvu d’abattage que de coutume et l’exploite autant que possible. Narciso, le poète sigisbée si fade, est ici maître-nageur, en tout cas surveillant de plage, mais il est si absorbé par le film qu’il se fait de sa relation avec Fiorilla, qu’il fantasme furieusement, qu’il ne voit ni n’entend les signaux de détresse quand un baigneur disparaît et qu’un autre baigneur ramènera le corps sur la plage, nouvel exemple des actions scéniques qui, à notre avis, parasitent l’attention au détriment de la musique. Était-ce un mauvais soir pour Manuel Amati ? La voix sonne d’abord comme étranglée, blanche, et quand elle s’ouvrira restera souvent pincée, nasale, sans que l’agilité et l’extension convainquent et séduisent. Pauvre Narciso, que la mise en scène achève de ruiner en le faisant sauter dans les bras de Selim lors du final !
A Giulio Mastrototaro l’enjeu d’incarner Geronio. Il le fait tel qu’en lui-même, en homme à peine entré dans la force de l’âge, en hiatus avec le « vecchio stolido » que lui lance Fiorilla, autrement dit « vieil imbécile », car elle est beaucoup plus jeune que lui. Cela dit, le vêtement du personnage est conforme à sa simplicité, opposée à la sophistication de son épouse. Le chanteur, dont on a pu admirer la vélocité dans les passages en sillabato-staccato, se taille un beau succès en interprétant « Se ho da dirlo » devant la fosse, option philologique puisque cet air n’étant pas de la main de Rossini n’avait pas sa place sur scène dans cette édition strictement rossinienne. C’est à Giulia Gianfaldoni, acclamée l’an dernier en Béatrice de Tende, qu’est échu le défi du rôle de Fiorilla. Elle le relève avec panache, payant de sa personne en apparaissant en tenue de plage et dans l’affrontement physique avec Zaida. Le registre grave est toujours peu sonore, mais la voix s’élance vers les cimes avec une facilité à peine ternie par quelque dureté métallique dans les forte, et l’agilité est des plus adéquates. Peut-être pourrait-on souhaiter davantage d’emphase dans la prise de conscience, parodie d’air tragique, quand Fiorilla chante qu’aucun deuil n’est suffisant pour qui a perdu l’honneur, mais c’est peut-être une option décidée avec le chef d’orchestre.
Dans le rôle-titre Adolfo Corrado ; on découvre à son palmarès deux victoires aux prix Toti dal Monte en 2021 et l’As.Li.Co en 2022. La nature lui a donné une haute stature et une voix de basse qu’il a manifestement bien travaillée car elle sonne bien, est bien projetée et le chant a la fluidité nécessaire pour ce répertoire. L’aisance scénique ne lui fait pas défaut et il exécute avec bonhomie les assauts prescrits par la mise en scène, qu’il s’agisse de b…r Zaida sur un lit de plage ou de comparer d’un œil éclairé et d’un coup de main preste des postérieurs, préparant ainsi le coup de théâtre de la dernière image, où Selim enveloppe Narciso de son bras puissant.
Aucune contestation à la fin du spectacle, que certaines voix disaient très discuté, mais un succès indéniable, marqué par nombre de rappels.