Belle affluence et beau succès pour cette Italiana in Algeri qu’une intelligente transposition n’altère pas. Isabella n’est plus la rescapée d’un naufrage en mer mais fait partie des concurrents malheureux du Paris-Dakar, comme l’indique sa voiture vraisemblablement ensablée ou/et en panne. Des « corsaires » du désert la conduisent au «döner kebab» qu’on a découvert dans la scène d’introduction et qui appartient à Mustafa. Le lieu est succinct : à cour, un comptoir sur lequel trône la vitrine contenant la broche ; à jardin une table et deux chaises ; en fond de scène une estrade que dévoile un rideau coulissant où apparaîtront tour à tour le bey vautré dans sa puissance sur le canapé et dans la dernière scène le véhicule précité, orienté en sens inverse pour ce départ qui est un retour.
Que ce dispositif soit simple ne signifie pas que la mise en scène de Jochen Schönleber soit rudimentaire, au contraire : ainsi dans la vitrine où tourne la broche, apparaissent les visages du bey et de son épouse, et cette vision qui les enferme dans un huis clos en les faisant rôtir à petit feu explicite leur relation. Dans un kebab il y a des broches, et elles apparaîtront à l’évocation du pal ; il y a aussi des hachoirs, et leur maniement par les choristes en tant qu’employés contribueront à l’effroi du pusillanime Taddeo. Et quand on remet au bey une épaisse liasse de billets qu’il compte avec la rapidité d’une machine, il n’y a aucun doute : c’est le patron, avec tous les sous-entendus que l’on voudra. C’est simple mais très efficace, et comme les costumes sont agréables à l’œil – encore que Taddeo soit affublé façon Liberace, était-ce nécessaire ? – cela suffit à notre bonheur. Seule vraie réserve, dans la scène des Pappataci, les spaghettis sur la tête du bey…
Cette sobriété, peut-être fille de la contrainte économique, et la complicité du cadre du Kurtheater, un écrin dont l’acoustique est incomparablement meilleure que celle de la Trinkhalle et dont les dimensions permettent de se concentrer sur le jeu des interprètes, sont des atouts pour la représentation. Tous membres de l’Académie à l’exception d’Emmanuel Franco, talent confirmé qui revient à Bad Wildbad pour le plaisir, les chanteurs font montre d’un engagement qui révèle toute la saveur des personnages et des situations. L’insipide Zulma devient, par la vis comica sous contrôle de Camilla Carol Farias, une ardente féministe muselée par sa condition mais dont les mimiques éloquentes sont aussi expressives qu’un discours. La douce Elvira ne perd pas un instant l’occasion de de radoucir Mustafa, et plus elle se fait empressée et prévenante et plus il se renfrogne et la rabroue. Alors elle se lamente, et les harmoniques aigües font de sa plainte une sirène propre à horripiler. Mention bien à Oksana Vakula !
Même Haly trouve son épaisseur et prend vie par la verve de Francesco Bossi, couronné l’an dernier et revenu se perfectionner, qui capte le public avec son air de sorbetto « le femmine d’Italia ». Déjà nommé, Emmanuel Franco ne nous fait rien perdre des moindres nuances de Taddeo, cet homme pleutre, mesquin, ridicule et en même temps pitoyable, tant par ses mimiques que par sa voix flexible très bien projetée. Découvert l’an dernier in loco, le ténor Hyunduk Kim inquiète un peu au début car on ne retrouve pas la sûreté vocale et l’aplomb qui nous avaient séduit. Mais peu à peu il corrige le vibrato et son Lindoro atteint la qualité d’émission et d’expressivité espérées.
Après la Messa di Gloria on retrouve Dogukan Özkan. Comme son nom l’indique il est de famille turque, et on ne niera pas qu’à le voir, haute taille, épaisse barbe noire, on a pensé aux portraits des farouches sultans de la Sublime Porte. Mais cette apparence impressionnante n’est pas un cache-misère pour des dons d’acteur limités : son visage mobile exprime le ressenti avec une finesse précise qui nous a rappelé plusieurs fois le jeu de Lorenzo Regazzo. Quant à la prestation vocale, le rôle tombe exactement dans sa voix, ce qui rend l’écoute délectable puisqu’à aucun moment on ne sent l’effort, et même on trouve superflue la coquetterie qui lui fait couronner l’air « Già d’insolito ardore » par un aigu brillant.
« O che pezzo da Sultano » s’écrie Mustafa en voyant Isabella. Tout est fait, par son costume et sa coiffure, pour que Polina Anikina soit à l’image de ce cri du cœur : elle semble sortir des pages d’un magazine et à ce physique de mannequin elle allie une souplesse de danseuse qui lui donne toute la désinvolture scénique nécessaire. Et comme le ramage vaut le plumage, cette chanteuse nous offre une Isabella qui fera date : homogène et corsée, la voix court sans effort sur toute l’étendue de la tessiture, avec l’agilité et la volubilité requises. A aucun moment elle ne recourt aux expédients destinés à pallier quelque faiblesse ponctuelle ; certes quelques vocalises n’étaient pas impeccables, mais que cette voix est belle !
Dans la fosse dont l’exigüité contraint des musiciens à occuper des loges d’avant-scène, José Miguel Pérez-Sierra glisse sa forte carrure, et ouvre les vannes à l’effervescence d’un tissu orchestral dont les composantes sonores prennent dans l’acoustique de ce théâtre de poche tout leur relief et leur couleur. Il maintient jusqu’au bout cette tension nerveuse qui soutient l’énergie de l’œuvre tout en jouant des ruptures, un peu comme au football, une de ses passions, de brefs ralentissements sont aussitôt suivis d’une accélération fulgurante. Tout l’art est de doser : on doit faire sentir les vibrations sans aller jusqu’au risque de capoter. Cet équilibre sur le fil nous a comblé !