En quête de pièce à conviction à verser au dossier des mises en scène coupables aujourd’hui de dévoyer l’opéra, rendez-vous au Teatro San Carlo de Naples, dans le lieu même où fut créé Maometto II il y a plus de deux siècles. Là, Calixto Bieito dans un réflexe qui peut sembler suicidaire, s’emploie à démontrer l’inanité d’un certain Regietheater. Transposition contemporaine de l’intrigue ; mise sous perche respiratoire de Paolo Erisso, le noble défenseur de la république vénitienne ; massacre de poupons en celluloïd par les soldats de Maometto – allusion certes prémonitoire mais insoutenable à l’actualité la plus tragique – ; abus de cordes, de liens et d’accessoires sans rapport avec le sujet – lesdits poupons mais aussi des Barbie, des oursons, des landaus, des confettis noirs, une mappemonde réduite en lambeaux, des sacs poubelles – ; et un champ de mines parfois fluorescentes en guise de décor unique : tout concourt à dévaluer un opéra qui figure parmi les chefs d’œuvre de Rossini. Seul le duo entre Anna et Maometto transmuté en épisode de harcèlement sexuel retrouve le semblant de théâtre sulfureux dont Bieito a fait sa marque de fabrique. Avec les artistes du chœur plantés à l’arrière-scène comme des piquets et la plupart des ensembles privés de mouvement, cette lecture scénique sue l’ennui à grosses gouttes. La sanction est sans appel : bon nombre de spectateurs mettent à profit l’entracte pour déserter la salle.
Les absents ont toujours tort. Quel dommage de se priver du deuxième acte et plus particulièrement de la scène finale, une des plus ébouriffantes imaginées par Rossini à l’intention d’Isabella Colbran, sa muse et (future) épouse. Vasilisa Berzhanskaya y flamboie d’une voix éruptive qui aime se consumer dans l’urgence. En début de représentation, l’émission large peine à se couler dans les sinuosités de l’écriture. L’effort pour alléger la prière du premier acte, « Giusto ciel » est perceptible. Anna ne se libère qu’au milieu du terzettone – vaste trio conçu par Rossini comme un pied de nez aux conventions qu’il avait lui-même instituées. Le chant gagne en souplesse sans ne rien perdre de sa fougue pour s’immoler dans son dernier air en un festival de roulades à la limite des possibilités de la voix humaines (« Si, ferite ! ») avant de faire valoir son intensité expressive dans l’invocation à la mère (« Madre, a te che sull’empiro »). D’un mezzo-soprano conquérant, suffisamment étendu pour s’envoler haut sur la portée, Vasilisa Berzhanskaya réitère l’exploit de Sinaide dans Moise et Pharaon à Pesaro, Aix-en-Provence puis Lyon, à la différence que la mère d’Aménophis n’a peu ou prou qu’un seul air quand Anna dispose de plusieurs numéros, tous redoutables. La prudence est souvent mère de longévité. Il ne faudrait pas que l’excès de tempérament s’avère préjudiciable à une carrière démarrée sur des chapeaux de roue.
© Luciano Romano
A son égal, Roberto Tagliavini et Dmitry Korchak sont façonnés avec la matière inflammable qu’exigent les opéras de Rossini pour transporter le public. Le ténor est moins avantagé par la partition. Paolo Erisso n’intervient que dans les ensembles. Mais Korchak sait s’imposer en peu de notes. Le médium élargi autorise désormais le passage aux rôles de baritenore (Erisso fut écrit pour Nozzari, le créateur d’Otello). L’aigu, projeté en voix de poitrine, n’a rien perdu de son punch. Le style, acquis par une fréquentation régulière depuis 2008 du Festival de Pesaro, n’est jamais pris en défaut. Les chemins sont ouverts pour Arnold dans Guillaume Tell que le ténor russe interprètera en début d’année prochaine à Milan.
Roberto Tagliavini, lui, apparaît aujourd’hui comme le digne successeur de Filippo Galli, le premier interprète de Maometto II, dont on se demande quelles fées s’étaient penchées sur le gosier pour que Rossini ait parsemé sa partition d’autant de difficultés. La force de Tagliavini, ce qui le rend admirable, est la manière de dominer sa partition sans faire étalage de technique, avec naturel, comme si, au contraire, la chanter relevait d’une simple formalité. L’ambitus est large, assez pour que les notes les plus graves soient toujours audibles et les plus aiguës ne paraissent jamais tirées. Domine impérieux et cruel le chef des armées ottomanes, auquel le velours noir du timbre prête l’ardente beauté explicative de la fascination exercée sur Anna.
On aurait aimé que Varduhi Abrahamyan soit animée de la même flamme pour que « Non temer: d’un basso affeto » se hisse au même niveau d’héroïsme mais le chant, en dépit de son agilité et de sa longueur, souffre d’un déficit d’impact et le traitement scénique réservé par Bieito au personnage de Calbo n’aide pas à transcender le rôle.
Très bons comprimari, Li Danyang (Condulmiero) et Andrea Calce (Selimo) dont le premier semble promis à un possible avenir rossinien.
Si les interventions du choeur sont irrégulières, trop timides ou trop martiales, l’orchestre du San Carlo s’épanouit sous la direction de Michèle Mariotti. L’opéra seria napolitain sied à la rigueur du maestro ainsi qu’à sa manière d’équilibrer les volumes et de flatter le détail sans exacerber les effets. Le rythme impulsé à la partition galvanise fosse, scène et salle, à commencer par notre voisin une rangée derrière qui, dans les passages les plus trépidants, s’est évertué toute la soirée à taper la mesure du pied contre notre fauteuil sans tenir compte de nos regards courroucés.