Petite car destinée à un effectif réduit, solennelle car augmentée de l’offertoire et de l’« O salutaris », la dernière messe de Rossini était proposée ce week-end à l’Auditorium de Bordeaux dans une version pour piano et orgue, proche de l’originale. Il ne devrait jamais en être autrement. L’orchestration réalisée en 1867 par le compositeur lui-même – afin semble-t-il d’éviter qu’un autre ne s’en charge à sa place –, nuit au caractère singulier de l’œuvre, à sa modernité si surprenante puisse paraître l’association du nom de Rossini à toute forme d’avant-garde. Et pourtant… Le déhanchement du Kyrie préfigurerait certains rythmes jazzy. Le choix de l’instrumentation anticiperait le goût du siècle suivant pour les ensembles réduits. Schönberg utilisera dans plusieurs de ses partions la combinaison piano et harmonium.
Encore eût-il fallu pour éprouver l’inventivité de Rossini une pianiste moins démonstrative que Maria Luisa Macellaro La Franca – quand Martin Tembremande à l’orgue fait preuve de la sobriété nécessaire au recueillement de certaines pages, parmi les plus inspirées de l’œuvre – « Qui tollis », « Cruxifixus »… Martelée, assénée, assommée par dix doigts emplis de vaillance, la partition semble davantage s’ébattre dans un romantisme de circonstance que tourner un regard audacieux vers le futur. Ruptures tonales et enharmonies, pieds de nez chromatiques et fantaisies rythmiques se noient dans une emphase que l’on dirait empruntée à Liszt. Pourtant ce n’est pas Après une lecture de Dante que Rossini pratiquait régulièrement à la fin de sa vie mais Le Clavier tempéré.
D’un quatuor de solistes inégaux mais en osmose se détache le soprano de Marianne Croux. L’affliction du « Cruxifixus » et la douceur du « O Salutaris » sont incarnées d’une voix souple qui ne cède jamais à la tentation de la mièvrerie ; lumineuse et égale, mais dépourvue de toute affectation qui risquerait d’altérer la sincérité de l’expression. A l’inverse, Thomas Dear, ébranlé par la fragilité de l’aigu, peine à traduire l’élan confiant du « Quoniam ». Il faut à Lauriane Trégan-Marcuz les dernières phrases de l’« Agnus Dei » pour que le chant, en retrait auparavant, se libère. Survient enfin l’émotion qu’aurait dû susciter dès son premier numéro l’étoffe sombre d’une voix dramatique qui compte à son répertoire Dalila et Ortrud. A l’aide de demi-teintes bienvenues, Léo Vermot Desroches réussit à tirer de l’ornière théâtrale un « Domine Deus » écorné par la dureté de l’émission dans les passages chantés à pleine voix.
La première raison d’inscrire au programme de cette saison bordelaise le testament artistique de Rossini était – on le suppose – la volonté de mettre en avant les forces chorales de l’Opéra National de Bordeaux. Objectif atteint. Dirigée par leur chef, Salvatore Caputo, d’une main qui ne tolère aucune approximation, les artistes du chœur font valoir une cohésion à toute épreuve. Ni les fugues diaboliques menées à vive allure, ni la précision des attaques, ni – plus essentiels encore – les contrastes sur lesquels repose l’esprit de la partition, sa candeur, sa vigueur, sa ferveur, ne les prennent en défaut. De ce parcours sans faute, s’il ne fallait retenir qu’un numéro, s’imposerait le « Christe » a cappella en double canon où les pupitres entremêlés en un flux et reflux sonore ininterrompu caressent telles des vagues le sable de l’éternité.