Charles Roubaud est un grand spécialiste de l’opéra en plein air (il a notamment travaillé à Vérone), et en particulier d’Aïda, qu’il a déjà mis en scène aux Chorégies d’Orange en 1995 et 2006, au Stade de France en 2010 (où il a pu déployer son art de manier les foules), et à Massada il y a quelques mois (voir le compte rendu de Christophe Rizoud). Le présent spectacle a d’ailleurs été réalisé en coproduction avec le festival israélien mais en l’occurrence, la comparaison ne tient pas : point de colosse égyptien au centre (comme il était prévu sur les maquettes), point d’obélisques ni de savantes pyrotechnies : à Orange seuls quatre sphinx font figure de rescapés, dont on peut se demander ce qu’ils font là, tout de guingois aux quatre coins de la scène pentue, à contempler pensivement les décors arabisants projetés sur le mur du théâtre antique. C’est que le parti pris du metteur en scène a consisté à faire fi des conflits larvés entre les Égyptiens anciens et les peuples du Sud, qui tentaient sans cesse des incursions, au profit du conflit de 1875 entre l’Égypte et l’Éthiopie : sa conception privilégie donc « une vision orientale, plus sombre qu’ensoleillée, dans un climat à la fois mystérieux et dangereux, où civils et religieux réagissent violemment aux menaces de guerre avec un nationalisme exacerbé, proche de l’actualité ». Spectacle insuffisamment rodé ? Toujours est-il que la mise en œuvre de ce concept nous a paru globalement ennuyeuse et sans grand intérêt (certainement les gros plans de la retransmission télévisée annoncée viendront-ils l’animer). Les costumes, contrairement à ceux de Massada, n’arrangent rien : tandis qu’Amnéris semble être la suivante de service, Aïda paraît telle une impériale déesse Disneyenne des Mille et une Nuits, en pantalon bouffant complété d’immenses voiles bleus : c’est Jasmine d’Aladdin en plus sage, on n’y croit pas une seconde ; et cela est d’autant plus curieux qu’Indra Thomas, dans d’autres productions (Hambourg, Chicago, San Diego, Palm Beach, etc.), caractérisait un personnage à la fois plus crédible et plus impliqué.
Tout cela n’aurait été que vétilles si la direction de Tugan Sokhiev n’était venue renforcer cette impression de malaise : fréquentes lenteurs, décalages dans l’orchestre, avec les chœurs (qui sonnent plutôt bien), et même un inexplicable faux départ de certaines cordes pendant le prologue. Certainement la seconde représentation de mardi prochain sera-t-elle mieux en place. Manque de répétitions ? C’est un peu la réflexion d’ensemble qui vient à l’esprit en voyant les chanteurs comme laissés à eux-mêmes, peinant à rendre crédible leur personnage : même la fameuse scène de confrontation entre Amnéris et Aïda tombe à plat.
L’Américaine Indra Thomas, qui chante plusieurs des grands rôles de soprano verdienne, est une personnalité sans doute attachante mais l’Aïda qu’elle présente aux quatre coins du monde depuis les années 2005 s’est durcie vocalement parlant, et elle chante maintenant plus Porgy and Bess agrémenté de savants savonnages que l’esclave captive qu’elle avait si joliment caractérisée en ce même lieu il y a 5 ans. La mezzo russe Ekaterina Gubanova, la belle Brangäne du Tristan de Sellars à l’Opéra Bastille, assure le rôle d’Amnéris avec un grand professionnalisme ; la voix est unie, toutes les notes sont chantées, et pourtant, par défaut de puissance, on n’y croit pas vraiment. Il manque la fureur, la véhémence et l’excès. Le ténor uruguayen Carlo Ventre s’est fait une spécialité du rôle de Radamès (notamment en 2008, voir notre compte-rendu). Habitué des mises en scène les plus décoiffantes (dont celle de Leipzig en 2009), il paraît ici presque emprunté, comme gêné de la vacuité du propos et du manque d’imagination de la production. Vocalement, il assure nettement, avec des aigus brillants et puissants, et le maximum de nuances que l’on puisse faire passer en plein air. Mais il reste visiblement très en deçà de ses habituelles possibilités expressives. Le baryton polonais Andrezj Dobber (Amonasro) est certainement celui qui caractérise le mieux son personnage par ses qualités vocales (plénitude de la voix, sens des nuances), même si sa confrontation avec Aïda, du fait de la mise en scène, n’atteint pas la force souhaitable. L’Italien Giacomo Prestia, habitué du rôle de Ramfis, en reste l’un des grands titulaires. On peut oublier le Roi de Mikhail Kolelishvili. Julien Dran (un messager en pleine forme) et Ludivine Gombert (prêtresse un rien acide mais qui assure vaillamment) complètent la distribution.