Pour un premier retour au “direct”, la Rusalka du Bolchoï, entrée au répertoire de la maison seulement en 2019, ne manque pas de bonnes surprises. La première, qui se déploie tout au long du spectacle, réside dans l’étonnant mélange de classicisme et de modernité de la mise en scène de Timofei Kulyabin. Le spectateur coutumier du Bolchoï a le réconfort de découvrir, au premier acte, un décor de forêt tout droit sorti de l’imaginaire romantique, planté d’arbres aux branches nues qui se tordent sur des massifs de pierre au-dessus d’une cascade, habitée de dryades vêtues de tulle bleue et d’une sorcière à la cape blanche et moutonneuse. Un espace-temps s’ouvre lorsque Rusalka devient humaine et perd sa voix : elle réapparaît sur cette même cascade, enfoncée dans un fauteuil de cinéma bleu pétant, picorant du pop corn et sirotant un soda avec une paille, face au public. La première leçon de Rusalka sera donc que la vie humaine n’est pas un autre conte de fée, ponctué de princes et de palais, mais une plongée dans une modernité moins canoniquement romantique. Mais l’apprentissage de Rusalka ne s’arrête pas là. Son mariage avec le prince se trame dans les coulisses d’un palais de marbre rose, avec une petite fontaine décorée d’une ondine en plâtre (où le spectateur a l’impression, soit dit en passant, d’être égaré dans les couloirs d’un opéra). Le ballet du deuxième acte est le défilé d’une jet set très au parfum des années 2020 (et au goût de Moscou). Rusalka, tristement gauche dans sa robe de mariée, comprend alors que l’être humain est cruellement social, qu’il ne suffit donc pas d’avoir un corps, voire une âme, pour intégrer sa société, mais qu’il faut en maîtriser les codes ! La rupture entre les mondes réel et fantasmagorique est désormais consommée. Les chanteurs retrouvent au troisième acte leurs costumes folkloriques et leur décor de forêt, sous lequel, à la place de la cascade, un double humain de Rusalka se meurt, allongé sur un lit d’hôpital, derrière un rideau de pluie. A l’instar du dédoublement imaginé par Robert Carsen pour sa mise en scène à l’Opéra de Paris, Timofei Kulyabin installe deux plans parallèles, mais imperméables : aux chanteurs de la forêt, juchés sur leurs rochers, répondront de façon synchrone des acteurs errant dans des couloirs d’hôpitaux, comme pour souligner le parallèle, et la fracture, entre un monde féérique, plein de chant et de poésie, et un monde réel, silencieux et prosaïque.
Mais les surprises concernent également le chant, où les excellents passages ne sont pas toujours ceux que l’on attend. L’ode à la lune de la soprano Dinara Alieva laisse sur sa faim : point de délicates modulations, de diminuendi, de petits soupirs de velours ; sa voix semble taillée dans un même bloc. Mais ce bloc est un solide appui dont elle se sert de façon convaincante pour s’emporter à la fin du deuxième acte, au terme d’un mariage dont elle sort humiliée, ou dans les airs plus sombres et solennels du troisième acte, comme si sa voix s’acclimatait davantage au drame qu’à la romance. Oleg Dolgov manque également de nuances pour exprimer les tiraillements du prince, viscéralement attaché à Rusalka mais charnellement aimanté par la princesse étrangère. Il se débat contre lui-même avec une certaine ardeur, ménageant quelques beaux passages, notamment son adieu à Rusalka au troisième acte, mais sans offrir au personnage l’épaisseur qui lui revient. L’on comprend pourtant parfaitement ses tiraillements entre amour sublime et désir physique lorsque Maria Lobanova entre en scène, dans le rôle de la princesse étrangère : perchée avec assurance sur de hauts talons, ses boucles blondes dévalant en cascade sur son décolleté généreusement ouvert, ses rugissements flamboyants donnent des frissons ! La chanteuse lituanienne illustre parfaitement l’opposition qui structure l’œuvre : à Rusalka, l’eau ; à elle, le feu !
© Pavel Rychkov, Théâtre Bolchoï
La conduite orchestrale d’Ainārs Rubiķis, agréablement régulière, semble justement jouer sur cette alternance des éléments. Directement jaillie des rochers sur lesquels il apparaît, entouré des trois dryades, la voix de Mikhail Kazakov, interprétant Vodnik, est sans doute la meilleure de ce plateau. Puissamment projetée, expressive, avec un grain de rocaille qui convient parfaitement au caractère de cette figure paternelle mêlée de tendresse et de sévérité, ses élans de colère au premier acte lui donnent des airs de Wotan devant Brünnhilde, et le «sauvetage» de sa fille au deuxième acte constitue le climax lyrique du spectacle ! Mikhail Kazakov donne ainsi de l’importance à la relation que Rusalka entretient avec son père, au détriment du prince. Enfin, la dernière bonne surprise de ce spectacle est la voix claironnante de Yulia Mazurova dans le petit rôle du marmiton (ici un homme de main du prince).
Comme l’écrivait Vaclav Jamek, soulignant l’inscription de Rusalka dans la tradition lyrique de ses précédesseurs : « L’avant-dernier opéra de Dvořák accroche le XIXe siècle de justesse : achevée en 1900, créée en 1901, ce serait même une œuvre entre deux siècles… ». La mise en scène de Timofei Kulyabin en fait ici un opéra entre-deux-eaux : la tête dans les nuages d’un monde délicieusement surnaturel, les pieds embourbés dans une réalité humaine décevante de matérialité.