Deux ans après Déjanire, le Palazzetto Bru Zane et l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo poursuivent leur fructueuse collaboration en présentant un autre opéra de Saint-Saëns composé pour Monaco : L’Ancêtre. Derrière ce titre énigmatique se cache une intrigue qui relèverait presque de l’esthétique naturaliste, à l’instar de la Navarraise de Massenet, si elle n’était pas composée d’éléments qui la rattachent plutôt au drame romantique. Comme dans Roméo et Juliette, deux familles se vouent une haine mortelle depuis plusieurs décennies. Alors que Tébaldo, le fils Pietra Néra revient des guerres napoléoniennes, l’ermite Raphaël invite les deux familles à se réconcilier et à abandonner la règle de la vendetta – Corse oblige. Mais Nunciata, l’aïeule des Fabiani (l’ancêtre du titre), refuse de suivre les conseils du prêtre d’un « non » catégorique.
Au début du deuxième acte, elle apprend que son petit-fils a été tué par Tébaldo. Furieuse, elle appelle Vanina, la sœur du défunt, à se venger en tuant le meurtrier d’un coup de fusil. Problème : Vanina est éperdument amoureuse de Tébaldo, qui – autre problème – préfère la compagnie de la sœur de lait de Vanina, Margarita… Bien que témoin du bonheur de Tébaldo et Margarita, unis par l’ermite Raphaël au début du troisième acte, Vanina ne parvient pas à tirer sur Tébaldo et c’est donc Nunciata elle-même qui décide de porter le coup fatal. Hélas, « à demi-aveugle », elle vise mal et tue sa petite-fille Vanina. Un dénouement que n’aurait pas renié Victor Hugo et qui illustre l’aveuglement haineux de la vieille femme et, plus généralement, l’essence tragique des haines interfamiliales.
L’opéra est assez court (une heure et quarante minutes) et la caractérisation des personnages en pâtit quelque peu : difficile, surtout en version de concert, de s’émouvoir du destin de personnages si rapidement esquissés. Heureusement, la musique que Saint-Saëns a composée pour ce livret est inspirée ; le compositeur ménage des épisodes dramatiques très réussis, comme les imprécations de l’Ermite au moment où Nunciata refuse de renoncer à la vendetta, soutenues par un orchestre fiévreux qui rappelle les plus beaux moments de la partie du Grand Prêtre de Dagon dans Samson et Dalila.
Notons également l’« air des abeilles » de ce même Ermite, où Saint-Saëns figure le bourdonnement des abeilles par des frémissements de cordes (on est le compositeur du Carnaval des animaux ou on ne l’est pas !), la prière fervente du chœur au premier acte et le duo très lyrique entre Margarita et Tébaldo qui referme ce même acte. Ce sont surtout les ensembles qui font forte impression dans la suite de l’œuvre, notamment le trio entre Tébaldo, Margarita et l’Ermite au troisième acte et, plus loin, le très original quatuor pour ténor, deux sopranos et une mezzo dans lequel Vanina et Nunciata commentent les échanges passionnés de Tébaldo et Margarita.
L’orchestration de l’œuvre est par ailleurs très soignée : les couleurs mélancoliques de la clarinette accompagnent l’entrée de l’ancêtre (lointain écho à l’Andromaque des Troyens ?), avant de resurgir comme une réminiscence à la fin de l’œuvre. Le célesta fait une brève et séduisante apparition au début du troisième acte et la mort de Vanina est accompagnée par un quatuor à cordes éploré, avant que tout l’orchestre ne conclue l’œuvre par un épanchement lyrique passionné, d’une sensualité et d’une douleur renversantes.
Pour défendre cette partition oubliée, une équipe d’interprètes exceptionnels a été réunie. Leur engagement de tous les instants et leur soin amoureux porté à la musique de Saint-Saëns et au texte de Lucien Augé de Lassus donnent crédibilité et intérêt à cette résurrection. Déjà remarquée dans Hulda et Le Tribut de Zamora, la soprano américaine Jennifer Holloway prête sa voix à Nunciata, l’implacable aïeule de la famille Fabiani. Se tenant fière et glaçante derrière son pupitre, elle incarne la fureur aveugle du personnage avec beaucoup de sensibilité, un français impeccable et une voix impressionnante d’éclat et de vigueur. Le rôle pathétique de sa petite fille Vanina est tenu avec autant de pudeur que de frémissement par une Gaëlle Arquez épanouie, à l’aise sur l’ensemble de cette tessiture de mezzo qui sollicite aussi bien les graves que les aigus. Le verbe est cueilli avec précision et sa voix charnue confère au personnage un tempérament vibrant. On est même un peu déçu que le rôle ne soit pas plus étoffé ! Sa sœur de lait Margarita est quant à elle incarnée par Hélène Carpentier, soprano tout sauf léger, qui vocalise et joue la jeune première avec du caractère dans la voix et dans le ton.
Dans le rôle du porcher Bursica, ami de la famille Fabiani, Matthieu Lécroart fait montre de ses qualités habituelles, mais non moins rares ! On admire toujours chez lui cette clarté de la diction, cette homogénéité de timbre et cette franchise d’émission si appréciable dans le répertoire français. Face à lui, deux jeunes recrues épatantes. On avait déjà remarqué Julien Henric dans Guercœur et il expose en Tébaldo cette même voix aux aigus vaillants, avec une émission claironnante et beaucoup d’investissement dramatique et musical. Le rôle de ce jeune guerrier amoureux lui va comme un gant, car il sait se faire délicat dans les numéros tendres et insolent dans les passages plus vindicatifs. Enfin, nous découvrions le baryton malgache Michael Arivony, qui vient de quitter la troupe de l’Opéra de Vienne et qui a eu le même professeur de chant à Madagascar que Sahy Ratia. L’artiste est souverain de timbre, de diction et de musicalité. Le phrasé est souple et élégant et, s’il est peut-être un peu jeune pour avoir l’autorité de l’ermite Raphaël, il en a le panache. Un chanteur à suivre de très près !
À la tête d’un Orchestre philharmonique de Monte-Carlo très investi, le chef japonais Kazuki Yamada défend avec exigence et flamme cette partition méconnue de Saint-Saëns. Sa lecture est très cursive, modeste dans ses effets, mais toujours juste : la fraîcheur de l’instrumentation au début du premier acte est merveilleusement rendue et il met aussi bien en avant les effets d’orchestration plutôt conventionnels qui accompagnent des récitatifs quasiment gluckistes que les effusions aux harmonies plus troubles, lorgnant vers le postromantisme. Les choristes du Chœur philharmonique de Tokyo participent également, par leur investissement et leur maîtrise du français, à la réussite de cette interprétation marquante, qu’on a déjà hâte d’entendre au disque. En espérant que le partenariat entre Monte-Carlo et le Palazzetto Bru Zane ne s’arrête pas en si bon chemin !