C’est devant une salle presque comble que s’est jouée la première de Salomé à l’Opéra Bastille, ce qui n’était pas arrivé souvent depuis l’ouverture de la saison. Il est vrai que l’ouvrage n’a pas été donné in loco depuis 2010 et que l’avertissement publié par l’OnP voici quelques jours a sans doute titillé la curiosité des spectateurs de la dernière minute. Alors en effet, il y a du sexe dans ce spectacle et du sang, beaucoup de sang, mais il y a surtout Elza van den Heever qui, au-delà de ce que l’on peut voir sur le plateau, effectue une prise de rôle remarquable.
Le décor de Momme Hinrichs, subtilement éclairé par Olaf Freese, s’avère somme toute astucieux, une immense bâtisse en béton aux teintes grisâtres avec, côté cour, un escalier qui mène dans la salle où Hérode reçoit ses invités. Ceux-ci, visibles à travers une grande baie vitrée rectangulaire, semblent participer à une fête qui n’aurait pas de fin tant leurs tenues de soirée sont réduites à l’état de haillons, une fête barbare au cours de laquelle ces gens se livrent à des actes monstrueux : à intervalles réguliers on leur amène une jeune victime nue, fille ou garçon, enrobée d’un ruban rouge, tel un paquet cadeau, qui est copieusement violée, puis dépecée avant d’être enveloppée dans un drap sanguinolent et enfin jetée dans un fossé par des serviteurs vêtus de combinaisons antiatomiques qui recouvrent leurs restes de chaux vive. Ce rite se répète avec complaisance durant les trois premières scènes de l’ouvrage. En plus de soulever le cœur cette pantomime monstrueuse détourne l’attention des spectateurs de l’action principale. En guise de danse des sept voiles, c’est à une danse des sept viols que nous assistons. Hérode retire un à un les vêtements de sa belle-fille jusqu’au plus intime et les jette à ses invités. Vêtue à la fin d’une courte chemise de nuit blanche, Salomé demeurée impassible, est ensuite jetée à son tour en pâture aux fêtards qui vont la lutiner l’un après l’autre puis tous ensemble au rythme de la musique, avec une frénésie croissante. Gang bang, voire bukkake, rien ne nous aura été épargné. Auparavant on aura vu Salomé se vautrer en se masturbant sur la cage dans laquelle Jokanaan est enfermé. Hérodias – magnifique Karita Mattila – porte une robe noire fendue jusqu’en haut des cuisses avec un large décolleté d’où jaillit une (fausse) poitrine généreuse, avec au bout des têtons un piercing garni d’une plume. Tandis qu’Hérode tente de convaincre Salomé de renoncer à sa requête, elle se laisse complaisamment tripoter par les juifs et les soldats.
Salomé © Agathe Poupeney. Opéra national de Paris
Cette surenchère dans la barbarie et la dépravation finit par prêter à rire tant elle sombre dans l’outrance, ce qui n’était certes pas le but de Lydia Steier qui souhaitait dénoncer les dérives violentes de notre société mais n’est parvenue qu’à créer un spectacle sanglant et obscène. Reconnaissons-lui tout de même une direction d’acteurs extrêmement précise et rigoureuse, mais aussi la réalisation d’une scène finale à la fois originale et, osons le mot, poétique. Deux Salomé cohabitent sur le plateau, la première git ensanglantée sur le sol, massacrée comme Hérode et ses courtisans par les gardes armés de kalachnikovs, tandis que son double fantasmé chante avec des accents extatiques dans la voix, les ultimes paroles de son monologue « Ah ! Ich habe deinen Mund geküsst » dans les bras de Jochanaan qu’elle a rejoint dans sa cage, laquelle s’élève lentement vers les cintres sur les derniers accords de la partition.
Au salut final, pas de véritable bronca mais la metteuse en scène et son équipe essuieront au milieu de quelques bravos, une bordée de huées retentissantes, tout comme – à un degré moindre – Simone Young dont la direction débraillée en début de soirée et prosaïque la plupart du temps, en dépit de quelques fulgurances notamment dans la danse des sept voiles, est demeurée en deçà de ce que l’on pouvait attendre de l’OnP.
La distribution propose des seconds rôles globalement adéquats, les basses Dominic Barberi, Bastian Thomas Kohl (deux soldats) et Alejandro Baliñas Vieites (le Cappadocien) qui effectuaient tous les trois leurs débuts in loco ainsi que le baryton Yiorgos Ioannou (un Nazaréen), possèdent des voix sonores et bien timbrées tout comme Luke Stocker (l’autre Nazaréen). Le groupe des cinq Juifs en revanche, manque d’homogénéité, le timbre de bronze de Sava Vemić contraste avec les voix claires mais disparates des quatre ténors qui l’entourent, Mathias Vidal, Éric Huchet, Matthäus Schmidlechner et Maciej Kwaśnikowski qui trouveront sans doute une meilleure cohésion au fil des représentations. Le timbre juvénile et mordoré de Katharina Magiera convient au rôle du page, de plus, la contralto se révèle fine comédienne. Tansel Akzeybek capte durablement l’attention dès le lever du rideau, servi par une voix remarquablement projetée, il campe avec subtilité un Narraboth veule et timoré, pleinement convaincant. Karita Mattila qui fut une Salomé remarquée sur cette même scène en 2003 s’empare avec délectation du personnage d’Hérodiade dont elle fait une nymphomane névrosée et pathétique, vêtue et maquillée comme une prostituée de bas étage. Si la voix a subi les outrages du temps, il lui reste suffisamment de moyens pour donner vie à son personnage sulfureux. John Daszak incarne un Hérode malsain et libidineux qui en impose dès ses premières notes grâce à son volume vocal généreux. Il forme avec Karita Mattila un couple parfaitement monstrueux. En revanche Iain Paterson déçoit. Son Jochanaan est en deçà de nos attentes. Le baryton possède un timbre mat à la projection limitée, là où l’on attend une voix d’airain sonore et solennelle. Enfin, Elza van den Heever, on l’a dit, est la grande triomphatrice de la soirée. Elle campe une Salomé hiératique, droite dans ses bottes noires, vêtue d’une blouse blanche fermée jusqu’au cou. En grande professionnelle, la soprano se plie à toutes les exigences de la metteuse en scène jusque dans les situations les plus scabreuses. Vocalement, on est à la fête : il est difficile de croire qu’il s’agit là d’une prise de rôle tant la cantatrice exprime avec une acuité instinctive tous les affects de son personnage. Il faut l’entendre prendre une voix de petite fille pour réclamer son dû à Hérode « Ich möchte, dass sie mir gleich in einer Silberschüssel … Den Kopf des Jochanaan ». Tout au long de la soirée, la soprano déploie une voix saine et homogène sur toute la tessiture, couronnée par un registre aigu rond et lumineux, qui lui permet de varier les couleurs et la dynamique et d’émettre de subtils pianissimi, notamment dans le monologue final, hallucinant de bout en bout, qu’elle semble réinventer à chaque note. Une grande Salomé est née.