Helga Schmidt, l’ancienne surintendante de l’Opéra de Valence, envisageait une nouvelle production pour Samson et Dalila. Son successeur David Livermore a adapté le projet à la situation financière de l’établissement, reprenant un spectacle de La Fura Dels Baus créé à Rome en 2013. Mais comme chacun sait les voies du Seigneur sont impénétrables et d’un mal peut sortir un bien. Un accident survenu à Gregory Kunde durant les répétitions a contraint Carlus Padrissa à revoir sa mise en scène, si bien qu’en définitive le spectacle est assez largement différent de celui de Rome. (A ce propos, tous les participants au spectacle que nous avons pu approcher ont été unanimes à louer le pragmatisme et la souplesse de l’équipe de production face aux remarques des artistes. Ce mérite n’est pas si fréquent pour qu’on l’ignore.) Reste que par maints aspects cette proposition de La Fura dels Baus reste fidèle à elle-même, à nos yeux trop peu soucieuse d’éléments significatifs de l’œuvre au profit d’un spectaculaire des plus arbitraires. Ainsi la bacchanale du troisième acte, qui est une manifestation religieuse destinée à mener à la transe sacrée et à préparer la prière commune du Grand-prêtre et de Dalila, est montrée comme une orgie collective où des individus sont offerts à la foule comme objets de sévices sexuels. Loin d’une atmosphère sacrée, on est dans un club sado-maso avec attractions. L’option n’est ni innocente, ni pertinente. En outre le recours quasi-incessant à des projections vidéo qui souvent répliquent la scène représentée finit par lasser et est perçu à la longue comme une solution de facilité même si certaines images démontrent la créativité de Marc Molinos.
L’intention, si l’on a bien compris, est d’approcher l’œuvre du spectateur, par exemple en lui montrant ce qui n’est pas raconté par le livret, comme les yeux crevés de Samson. Mais l’adéquation problématique pour nous entre certaines images et ce que texte et musique évoquent nous frustrent de quantité de nuances, théâtrales et musicales. Quand la gestation d’une œuvre s’étale sur près de vingt ans, on peut la considérer comme un produit fini. A s’affranchir des indications des créateurs, on court le risque de proposer une vision appauvrie. Samson et Dalila est un chef d’œuvre en ce que la symbiose entre l ‘écriture musicale et le livret est proche de la perfection. Dans ce spectacle, la symbiose entre la proposition théâtrale et l’œuvre est, pour nous, manquée. Même les costumes de Chu Uroz créent la perplexité en mélangeant les références et les époques, avec une Dalila qui évoque aussi bien la Belle Otero que les danseuses crétoises ou Astarté tandis que le vieillard hébreu ressemble à Gandalf mais pourrait aussi sortir de Startrek. On admire et on plaint les pauvres danseurs qui exécutent impeccablement la chorégraphie bavarde imaginée par Zamira Pasceri tout encombrés qu’ils sont de corolles identiques, dans une esthétique de dessin animé au temps du noir et blanc. Cette atemporalité et ces clins d’œil au cinéma sont perceptibles dans les costumes et dans certaines vidéos qui semblent sorties des Zigfields Folies. Enfin le traitement des personnages n’a pas toute la netteté souhaitable. Ce qui est compréhensible pour un Samson suspendu aux cintres par un harnais ou propulsé par un tapis roulant – une fêlure du calcaneum interdisant à Gregory Kunde de peser sur son pied – l’est moins pour Dalila, dont la religiosité semble ignorée et qui est montrée moins en prêtresse d’Astarté qu’en femme folle de son corps.
André Heyboer (Grand Prêtre) Gregory Kunde (Samson) et Varduhi Abrahamyan (Dalila) ©Tato Baeza
Mais tout cela ne serait rien si le bonheur avait été dans la fosse. Peut-on dire qu’il n’y était pas ? Ce serait bien injuste pour l’orchestre, dont la prestation a été d’un très bon niveau, tous pupitres confondus, comme du reste celle du chœur, dont la diction était d’une clarté remarquable. C’est plutôt de la direction de Roberto Abbado que sont nées d’autres frustrations. Le chef n’ignore rien, comme il l’a prouvé dans la conférence de présentation de l’œuvre, du patient travail de lissier auquel Saint-Saëns s’est livré, depuis son projet initial d’oratorio à la décision d’écrire un opéra. Pourquoi, alors, l’impulsion qu’il donne à la première scène, si imprégnée de l’esprit de Bach, fait-elle sonner les chœurs comme dans Nabucco ? Et le trompettes, plus tard, moins comme chez Haendel que comme dans Aida ? Parce qu’il y a ce que l’on sait et il y a ce que l’on est ? L’extraordinaire mosaïque de la composition, avec ses réminiscences volontaires, la complexité raffinée de l’écriture et des thèmes en filigrane, se déploient dans une orchestration dont la richesse doit être parfois être tenue en lisière pour laisser le chant s’épanouir. Cette transparence fondamentale dans la musique française, on s’en approche souvent, mais on la voudrait constante, pour s’abandonner à l’ivresse. Il s’ensuit que les solistes, défavorisés par un dispositif scénique qui ne renvoie pas les voix et parfois par leur position sur la scène, donnent parfois l’impression de chanter moins avec l’orchestre que contre lui. Cela n’a pas d’incidence sur les brèves interventions des Philistins (David Fruci et Javier Galàn) et du messager ( Emmanuel Faraldo) ni sur celles du vieillard hébreux, ( Jihoon Kim) dont la voix de basse résonne d’autant mieux qu’il chante son air dans la salle, avec une belle expressivité. Alejandro Lopez, dans le court rôle d’Abimelech, n’a-t-il pas le temps de se chauffer ? Sa voix nous semble passablement engorgée. Rien de tel en revanche pour André Heyboer, qui porte avec vaillance aux premier et troisième actes une étrange rosace dorsale qui semble faite de sucre filé. Mais si ce musicien accompli détaille chaque inflexion, la voix est-elle assez puissante pour ce personnage ? Elle ne sonne à plein que lorsqu’il est en bord de scène. La question ne se pose pas pour Gregory Kunde dont le Samson serait presque trop sonore pour notre goût dans la première scène. S’agit-il pour lui de compenser le double handicap de la suspension par un harnais et de l’immobilité ? Il semble d’emblée si martial qu’on a peine à comprendre les plaintes des Hébreux. Effet de sa fatigue ou poids de la carrière, le timbre est presque rêche et ne retrouvera paradoxalement sa fraîcheur qu’au dernier acte. Faut-il préciser que si l’hédonisme n’est pas comblé on ne peut qu’admirer la sûreté de la conduite vocale et saluer la prise de risque victorieuse ? Prise de rôle aussi pour Varduhi Abrahamyan qui prête sa plastique de jeune femme à la séductrice. Elle renouvelle pour nous sa performance d’une Carmen qui restituait au personnage ses couleurs originelles en le dépouillant des oripeaux vocaux et dramatiques qui le déforment si souvent. D’aucuns trouveront, c’était déjà le cas à l’entracte, qu’elle n’est pas un vrai contralto : mais outre que la créatrice ne l’était pas non plus, que cela fait du bien d’entendre une voix naturelle qui ne cherche pas à s’inventer des graves artificiels ! Si son premier air, « Printemps qui commence » n’a pas la légèreté souhaitable à cause d’une lenteur excessive de la direction, la suite du rôle semblerait une promenade de santé pour elle si çà et là la fosse était moins sonore. Cela n’enlève évidemment rien aux qualités du timbre et à la souplesse de l’émission, élément fondamental du personnage, qu’elle interprète avec une séduisante conviction.
On aura compris de ce qui précède qu’en dépit d’éléments très gratifiants, cette représentation n’a pas été le miracle que nous attendions. Mais c’est le propre des miracles d’être imprévisibles, et c’est le propre des soirées d’opéra de permettre d’un soir à l’autre leur apparition. Il suffirait de peu, musicalement parlant, pour que les spectateurs des prochaines représentations en soient les témoins. Aura-t-il lieu le 20, sous la baguette de Placido Domingo ? On le souhaite !