Alors qu’une énième mode espagnole s’empare de l’Occident, à l’heure où certaines stars du chant se découvrent soudain une âme follement ibérique, Patricia Petibon s’y met elle aussi, et l’on aurait mauvaise grâce à le lui reprocher. Apparemment revenue des outrances de son passé de soprano dadaïste, la Petibon n’a pas fait comme certains le choix de la variétoche guimauve, et a préféré nous offrir ces variations autour de la mélancolie, en parallèle avec le disque tout récemment sorti chez Deutsche Grammophon (cf. la recension de Julien Marion), Melancolia : Spanish Arias & Songs, dont le programme inclut aussi des mélodies non reprises dans ce récital (Montsalvatge et Villa-Lobos notamment). Après tout, comme le dit l’immortelle espagnolade de Francis Lopez, interprétée par Suzy Delair dans Quai des Orfèvres, « Avec son tralala, son petit tralala, elle n’avait pas besoin de castagnettes ».
Patricia Petibon fait donc une entrée bien sobre, la chevelure presque brune, vêtue d’une sorte de crinoline cramoisie : les gens du Sud ont sur leur robe le rouge qu’ils n’ont plus sur la tête… Caramba ! Nous l’aurait-on vraiment changée à ce point ? Alors que l’orchestre a déjà pris place, le concert commence avec une seule guitare amplifiée, et la soprano chante un extrait de zarzuela, une sorte de flamenco baroqueux, avec sons droits, notes fixes, force soufflets et piani soudains. On enchaîne avec deux tonadillas de Granados, et l’on se dit que tout cela est bien joli, mais que ce n’est peut-être pas tout à fait cette Petibon-là que le public est venu écouter. Après un extrait orchestral de Goyescas – une valse lente quasi sibélienne –, les choses s’animent peu à peu, avec d’abord le « Cantares » de Turina, où la chanteuse laisse éclater son tempérament, et surtout avec un magnifique extrait de La Vie brève, véritable scène d’opéra où elle se donne à fond. L’orchestre exécute seul une célèbre danse tirée de la même œuvre, et Patricia Petibon revient pour un air de zarzuela. L’on songe alors que ce répertoire est sans doute conçu pour une voix plus centrale, mais l’engagement sincère de l’interprète fait oublier ces réserves.
Parfaitement adaptées à sa vocalité – et pour cause –, les quatre Mélodies de la mélancolie de Nicolas Bacri, compositeur français né en 1961, ouvrent la deuxième partie, après l’entracte. La Petibon a fait ce que devrait idéalement faire tout grand artiste : susciter des œuvres sur mesures. A sa demande, Bacri a mis en musique des textes du poète colombien Alvaro Escobar Molina, la création de ces mélodies ayant eu lieu à Madrid le 7 octobre dernier. Il s’agit d’un authentique cycle, avec retour en fin de parcours des deux premiers vers de la première mélodie. Musique très tonale, sans grande audace, qui permet néanmoins à l’immense Lulu qu’est Patricia Petibon de déployer des suraigus magistraux dans le troisième numéro, « Hay quien dice ». Le rapprochement avec l’Alborada del gracioso qui suit est cruel pour Bacri, tant la musique orchestrée par Ravel en 1918 sonne moderne par rapport à la sienne. La soprano revient vêtue d’une large jupe noire, pieds nus, avec trois musiciens (guitare, percussion, piano) et interprète un air traditionnel brésilien, puis une chanson populaire espagnol de Joaquín Nin, deux pièces pendant lesquelles elle retrousse sa jupe et esquisse quelques pas de danse. Après un (long) intermède orchestral – Josep Pons dirige avec souplesse et rigueur à la fois l’orchestre du Capitole, dont on salue au passage l’excellent pupitre de vents –, Patricia Petibon conclut par un air qui ouvrait le récital de Zarzuela Arias enregistré en 1967 pour EMI par Victoria de Los Angeles, le zapateado de la tarentule. Et là, on craint d’abord le pire : c’est en effet affublée d’un nez rouge qu’elle présente ce morceau. Elle le chante heureusement sans postiche, mais avec les cris, grimaces et autres clowneries que ses fans réclament sans doute. Il ne manque que l’araignée géante qui surgissait jadis dans ses récitals. Le bon peuple est en délire, et le trio de solistes revient accompagner la dame dans les transes amazoniennes des bis. Ouf pour les uns, hélas pour les autres, la « vraie » Petibon est toujours là, avec tout son tralala…