Septième des quinze opéras qui nous sont parvenus, l’Orfeo d’Antonio Sartorio n’est plus tout à fait inconnu (*). Pour autant, jamais il n’a été donné en France, et l’initiative de l’opéra de Montpellier et de Philippe Jaroussky doit être saluée. Celui-ci récidive, après son Giulio Cesare, au début de cette année, et nul ne s’en plaindra. D’abord parce que cet Orfeo, si différent de ceux de Monteverdi et de Gluck, est une belle découverte. Ensuite parce que notre chef-chanteur s’est entouré d’une solide équipe de solistes, en plus de son Ensemble Artaserse, tous rompus au jeu baroque de cette Venise de la seconde moitié du XVIIe siècle. Enfin, parce qu’en retrouvant Benjamin Lazar (**) pour la mise en scène, il fait le choix de l’intelligence, du goût, et de l’efficacité.
L’écriture du premier manuscrit se situe dans le droit fil de celle de Cavalli, s’élargissant jusqu’à cinq parties instrumentales. Renouvelée en permanence, elle enchaîne récitatifs, ritournelles et airs (quelques duos, un trio) dans un flot continu, sans qu’il soit toujours aisé de distinguer les récitatifs accompagnés des airs, généralement brefs, souvent à couplets, qui participent à l’action. Pour notre plus grand plaisir, le comique truculent y fait bon ménage avec la violence et le tragique, répondant aux exigences du public d’alors. La fantaisie préside à la synthèse du drame et de la satire bouffonne. On est passé de la tragédie mythologique au drame bourgeois. La narration nous tient en haleine, les passions s’y exacerbent, la poésie, la grâce, y côtoient la fureur, la déploration, comme la bouffonnerie, sans que l’intérêt s’amenuise jamais.
Le mythe bien connu subit ici un traitement singulier, d’une étonnante modernité. Sur sa trame, le livret d’Aurelio Aureli greffe des intrigues complémentaires, dont des personnages attestés par la littérature latine (les deux frères d’Orfeo) ou improbables. Le chanteur de Thrace est un amant très humain, dont les soupçons vont nourrir la jalousie. Son frère, Aristeo, convoite en effet Euridice, bien que promis à Autonoé, dont la plantureuse nourrice, Erinda participe aux intrigues. Ajoutez un jeune berger (Orillo), amant intéressé de cette dernière, et chargé par Orfeo du glaive qui doit mettre fin aux jours d’Euridice, enfin Esculapio, autre frère du héros, philosophe précepteur des pupilles du centaure (Chirone), rien moins qu’Ercole et Achille (accompagné de sa mère Thetis), sans oublier Bacchus, Pluton, nymphes, satyres et bacchantes, vous aurez une riche galerie de personnages hauts en couleurs.
Signé par Adeline Caron, le décor, unique, est propre à valoriser les acteurs et leur jeu : un théâtre anatomique de l’époque, en hémicycle, formé de trois ensembles, focalisant l’attention au centre, où les moments les plus intenses se jouent, sur le plateau, dont les rotations ponctuelles sont appropriées. Au sommet des gradins, des portants dont les lames chargées d’occulter la vue se feront miroirs, après avoir été grenat, ou s’être ouvertes sur l’extérieur. Tous les regards se concentrent sur les acteurs et leurs costumes, dessinés par Alain Blanchot, superbes, inventifs, colorés, caractérisant clairement chacune et chacun. Si le baroque est bien traduit, les éléments contemporains s’y marient avec bonheur. Les tenues des personnages comiques (la nourrice, le centaure et ses protégés) rivalisent d’invention, et chacune appellerait une description. La direction d’acteurs est chorégraphiée, et c’est un régal constant, où l’esprit du baroque connaît la lecture contemporaine la plus appropriée. Les lumières, subtiles de Philippe Gladieux servent au mieux la réalisation, indissociables des autres composantes.
Magistrale est la distribution : une authentique troupe qui dépasse la simple addition des talents. Arianna Vendittelli est dans son univers, plus que jamais. Son Orfeo, d’une extrême sensibilité, n’est pas le héros désincarné du mythe, mais un être dont l’amour possessif jusqu’à la jalousie criminelle va causer la souffrance. Entre le duo nimbé de bonheur qui ouvre l’ouvrage et le dénouement que l’on connaît, toute la palette des sentiments sera chantée avec un total engagement. Jusqu’au pathétique dans « E morta Euridice », où les cordes font écho à la voix, bouleversant dans son déchirement final « Rendetemi Euridice ». Pas de de mort prématurée dès le début de l’ouvrage, ni de récit de la Messagère, Alicia Amo est une vraie Euridice, fraîche, courageuse, qui se trouve confrontée à des situations dramatiques. Victime, forte, jamais consentante, elle garde son amour intact pour Orphée, après avoir traversé les épreuves. Les moyens sont là, l’expression juste, l’émotion au rendez-vous.
Aristeo, fou d’amour, est Kangmin Justin Kim dont les qualités vocales bien connues et le jeu abouti sont pleinement convaincants. Sa longueur de souffle impressionne, au service d’une passion dominatrice. Nous découvrons Maya Kherani en Autonoe, princesse trahie qui tente de reconquérir l’infidèle, travestie en Bohémienne. Fine, sensible, volontaire jusqu’à la vengeance (elle recrute les demi-dieux pour occire le traitre), elle retrouvera celui qu’elle n’a cessé d’aimer, pour une fin douce-amère. Le chant est remarquablement conduit, le timbre séduisant. Renato Dolcini a la voix noble et chaude qu’appelle son Esculapio, médecin (avec stéthoscope) qui constate la mort d’Euridice, surtout philosophe, pédagogue et moraliste désenchanté. Son Plutone est de la même veine. En Orillo, jeune berger, loubard et roublard, dénué de tout scrupule, Gaia Petrone crève l’écran. Toujours en mouvement, son agilité physique se double d’une traduction vocale exemplaire. Le mezzo est bien timbré, souple, flexible, et l’expression toujours juste. Personnage essentiel, qui apparaît dès la sinfonia d’ouverture, Erinda est campé avec brio par Zachary Wilder. La nourrice âgée, friande de jeunes hommes, à la poitrine généreuse, parée d’un extraordinaire costume aux couleurs somptueuses, et de gants vert pomme va bien au-delà des conventions de son temps. Son jeu comme son chant emportent l’adhésion. Dans ce registre comique, la parodie, la dérision du traitement des héros, à elle seule, mérite le détour : les demi-dieux, immatures – de vrais galopins – sont incarnés par un imposant David Webb (Ercole), et un juvénile Paul Figuier (Achille), sortes de Laurel et Hardy baroques. Leurs exercices physiques, dignes d’athlètes confirmés, leur complicité, leur impertinence, tout participe à la bonne humeur qu’ils dispensent sans compter. La qualité des voix est remarquable, et les acclamations les récompenseront, à juste titre. Leur mentor, le centaure Chirone, Yannis François (qui chante aussi Bacchus), est stupéfiant d’aisance et d’une drôlerie constante. Chaussé de sabots d’équidé, l’ancien danseur use magistralement de son corps pour jouer de la crinière et de la queue. Son chant, au grain incontestable est en parfaite adéquation avec sa fonction, et sa performance sera ovationnée. A signaler que notre extraordinaire chanteur-danseur-acteur signe l’édition moderne de la partition. Que de cordes à sa lyre !
L’Ensemble Artaserse, plus riche en couleurs que jamais, brille de tous ses feux. Dans les multiples combinaisons auquel son chef le livre, c’est un régal. La dynamique en est constante, il n’est pas une note qui ne vive, pas une hémiole qui se réduise à une métrique convenue. Tout fait sens. Il faudrait énumérer les subtiles mixtures, renouvelées, pour donner une idée de la richesse de la palette sonore. Le double continuo, la rondeur des basses, la précision, les percussions toujours justes, le bonheur est là, dispensé avec conviction par Philippe Jaroussky. Un grand bravo, encore.
Les coupures obligées, imperceptibles par l’auditeur ne disposant pas de la partition, ne nous privent que de quelques passages (Chirone en est la première victime). Cependant, la disparition de la scène finale, où interviennent Tétide (avec deux airs), Achille, Autonoe, Aristeo et Erinda, altère sensiblement le dénouement. Magistrale, la réalisation a délibérément tiré un trait sur les chevaliers, nymphes et bergers, sur le chœur des satyres et des bacchantes qui introduit Bacchus, sur la réalisation du balletto qui ouvre le deuxième acte. L’aspect merveilleux est ainsi quelque peu occulté, ce qu’il est permis de regretter. Mais l’équation n’était-elle pas insoluble pour une production visant le plus large public, avec les contraintes que l’on connaît ? Plus de trois heures trente (entracte compris) sans que la lassitude gagne, l’audacieuse proposition a atteint son but.
Cet Orfeo original n’est pas une simple illustration supplémentaire aux nombreuses qui nous ont été révélées ces dernières décennies. Servie idéalement par des interprètes exemplaires, c’est une réussite incontestable, qui sera offerte la saison prochaine à Paris (L’Athénée) et en bien d’autres lieux, grâce à l’ARCAL, avec une nouvelle équipe de jeunes chanteurs. Voilà qui promet bien des bonheurs et des émotions en partage.
(*) Deux enregistrements, très datés : le premier, diffusé en 1997, de René Clemencic, réalisé à l’occasion de la recréation moderne de l’ouvrage (Venise, Teatro Goldoni, en 1979), le second (Stubbs) deux ans après. D’autre part, des extraits ont été inscrits à tel ou tel récital, ainsi de Philippe Jaroussky.
(**) Tous deux avaient collaboré à un mémorable Il Sant’Alessio de Landi.