Si elle fait toujours recette — salle quasi pleine pour cette deuxième représentation — la sauce, roborative mais lourde, mijotée il y a douze ans par Jérôme Savary pour servir un Rigoletto bien troussé sur un plateau tournant, garni d’une pièce montée en carton-pâte, nous laisse rassasiés mais peu satisfaits.
Pourtant quelle œuvre ! L’une des plus frappantes du répertoire lyrique, née dans la douleur à cause de la censure, controversée par la critique, immédiatement adorée du public. Plus d’un siècle et demi après sa création, Rigoletto a connu bien des triomphes, a subi les outrages de productions douteuses, a vu défiler les meilleurs et les plus médiocres des interprètes. Quoi qu’il en soit, cet opéra instinctivement bouleverse — même les néophytes.
Certes ici, les beaux messieurs et les belles dames évoluent en costumes François 1er, conformément à l’époque du drame de Victor Hugo. L’astucieux dispositif scénique permet les changements de tableaux en souplesse. Et cette intrigue complexe et invraisemblable peut se dérouler sans temps morts bien qu’elle soit menée à un rythme effréné. Les personnages agissent selon leurs caractères de manière expressive, si ce n’est excessive…
Aujourd’hui, la censure n’est pas à craindre. La présence d’un lit ou de Gilda « à demi – nue » ne choquent plus personne. Le metteur en scène a d’ailleurs souvent puisé dans le drame hugolien ce que Verdi n’avait pu intégrer dans son livret. Par exemple, il a montré en commençant une fête qui « tire sur sa fin » comme dans Le roi s’amuse au lieu de « battre son plein » comme dans Rigoletto. Il ne s’agit donc pas d’un contresens gratuit, comme certains l’ont dénoncé. Néanmoins, le côté glauque, appuyé et convenu de cette production ne séduit plus guère. Autre sujet de frustration : les lumières constamment sombres sous prétexte d’ajouter du mystère à la musique ne font qu’obscurcir la compréhension de l’action.
La direction de Daniel Oren — serait-ce l’habitude des Arènes de Vérone ? — tend, elle aussi, à grossir les effets. Le chef israélien, à la gestuelle expansive, se montre toutefois très engagé et plutôt attentif envers les chanteurs tout en autorisant parfois l’orchestre à prendre le dessus.
Très sollicité, le chœur a du mal à être suffisamment précis, et les décalages sont sensibles en cette période de rodage, surtout au début de la représentation. Mais il s’affirme peu à peu comme une composante essentielle de l’œuvre. On admire l’efficacité du chant bouche fermée imitant la tempête !
Si la distribution est loin de démériter, elle n’est pas enthousiasmante. Vocalement, le ténor Stefano Secco possède des atouts reconnus. Les aigus sont lumineux, la voix bien projetée sur toute la tessiture. Il sait se montrer vaillant, mais il n’est nullement un séducteur — ce qui est l’essence même du rôle. S’il possède la carrure vocale, il lui manque le moelleux du timbre et l’aura scénique voulus. Il faut attendre sa « Bella figlia dell’amore » au troisième acte pour que du haut de la chambre de Maddalena, il emporte enfin l’adhésion.
Tandis que la stabilité et la puissance de sa voix ont notablement diminué depuis ses précédents Rigoletto parisiens (en 1997 et 2000), l’interprétation de Juan Pons est devenue assez mécanique. Le baryton espagnol sait toutefois, quand il le faut, alléger et sa voix et son jeu. Le grand air du deuxième acte est adroitement mené. L’émotion fait défaut, mais la personnalité ambiguë du personnage, de sa première apparition grotesque jusqu’à la découverte de la malédiction ultime, se dessine avec justesse.
On attendait impatiemment la jeune soprano russe Ekaterina Syurina dans le rôle de Gilda. Bien que la voix soit plutôt petite, les suraigus absents et la diction italienne encore approximative, elle ne manque pas de grandes qualités : charmant physique de jeune première, fraîcheur, musicalité, engagement. Elle reçoit du public un chaleureux accueil mérité. Une chanteuse à suivre.
Si l’Islandais Kristinn Sigmundsson qui joue le rôle du tueur à gages se montre décevant dans la scène du souterrain, il s’investit davantage au troisième acte pour former un couple d’assassins, crédible sinon vraiment inquiétant, avec la mezzo Varduhi Abrahamya à la voix affectée d’un léger vibrato qui ajoute au sex-appeal de sa Maddalena. Leur superbe quatuor avec Rigoletto et Gilda s’écoute avec plaisir.
Les représentations continuent jusqu’au 2 novembre. Les sept dernières permettront d’entendre dans le rôle – titre un chanteur italien : Ambrogio Maestri. Son jeune talent parviendra-t-il à pimenter cette reprise assez fade ?