Alessandro Scarlatti illustra avec le même bonheur à peu près tous les genres de son temps, en particulier la cantate dont il fut le plus fécond producteur. Si son abondante production lyrique commence à être bien connue, ses oratorios – déclinaisons de l’opéra durant le Carême – méritent tout autant d’être entendus. Il nous laisse deux Giuditta, la première, à 5 voix, sur un livret attribué à Pietro Ottoboni, écrite pour Naples en 1693, la seconde, de 1697, sur un texte d’Antonio Ottoboni (le père du cardinal), à 3 voix, conservée à Cambridge, et c’est elle que nous écoutons (1). La réduction à trois personnages de cette dernière en accentue le caractère intime et passionné. Toutes deux ont fait l’objet de quelques enregistrements, mais c’est essentiellement celle à 5 voix que l’on entend au concert, d’où l’intérêt de l’initiative avignonnaise, que nous devons à l’infatigable Raymond Duffaut.
Maintes fois illustrée, par les peintres du XVIIe siècle, mais surtout par les musiciens (2), l’histoire de Judith est connue. La jolie veuve libérera la ville de Béthulie, assiégée par les Assyriens, en poussant Holopherne, qu’elle a séduit, à l’ivresse et au sommeil. Elle lui tranche la tête et rend courage aux Juifs. Trois personnages, avec la nourrice, suffisent à ce drame, qui n’a de sacré que le nom. L’opéra est bien là, l’édification reléguée au second plan. Deux parties distinctes, Oloferne n’apparaissant que tardivement. Une vingtaine d’arie, de la plus brève à la plus ample, une douzaine de duos, avec de nombreux récitatifs, souvent concis et toujours animés, pour un livret passionnant et remarquablement écrit pour sa destination (3). La basse continue, parfois obstinée, modulante, structure l’air, le plus souvent da capo.
Bien que trop peu présent chez nous, Giulio Prandi est bien connu des amateurs de musique baroque italienne, dont il est un de meilleurs interprètes (4). C’est sur le manuscrit original qu’il fonde sa lecture, avec une probité et une rigueur rares, quitte à nous surprendre. Ainsi la reprise du thème par le tutti, comme le mentionne explicitement l’original, conclut-elle nombre d’airs. Il a réuni auprès de ses musiciens de l’Orchestre Ghislieri trois chanteurs complices, réputés et aguerris à cette musique. Sa direction aussi attentionnée à chacun que dramatique lui permet d’obtenir des effets admirables (ainsi, l’ unisson des violons comme seul accompagnement de la voix dans tel air). Les contrastes, les nuances, le souci constant du chant rendent pleinement justice à une œuvre qui le mérite.
Sonia Tedla, elle aussi trop rare chez nous (5), nous vaut une Judith exemplaire : jeune, qui a la grâce, la sensualité aristocratique, la maturité comme la force de son personnage. La voix est somptueuse, charnue, riche en couleurs comme en nuances. Des dix airs et cinq duos, on retiendra sa plainte « Chi m’addita per pietà », avec ostinato du violoncelle, son premier duo avec Oloferno (« Tu m’uccidi ») qui conclut la première partie, la fermeté résolue du « Posso e voglio », le « Non ti curo o libertà », avec les soli (violon et violoncelle, que l’on retrouvera associés au « Tu che desti »)… il faudrait tout citer… et l’aria finale « Di Bettulia avrai la sorte », particulièrement virtuose, servie par un orchestre superlatif. Le bonheur et l’émotion ne nous quittent pas.
On ne présente plus Filippo Mineccia, dont les qualités sont connues. Il a déjà chanté la Giuditta, et a brillamment défendu à de multiples reprises le « Dormi, o fulmine di guerra ». C’est effectivement l’un des moments les plus forts de l’ouvrage (un auditeur averti m’a avoué avoir la larme à l’œil). La délicatesse, la retenue d’un accompagnement diaphane servent un chant inouï. L’émotion est constante. Mais, auparavant, les airs et duos nous ont déjà conquis, avec une mention spéciale du récit accompagné, avec Oloferno « Ardea ai donné fiamma impura ». L’engagement est total, et nous touchons à la perfection, avec une voix d’un souffle d’une incroyable longueur, une virtuosité sans pareille, un modèle de phrasé, de dynamique, et de naturel.
Oloferno est confié au ténor Raffaele Giordani. Le jeune général, séduisant et viril, affiche une santé vocale réjouissante, en parfaite adéquation au rôle. La tessiture, large, avec un usage du registre grave, particulièrement au début, permettrait de qualifier la voix de baryténor. La projection, l’articulation, la conduite de la ligne sont un régal, et l’évolution du personnage succombant à la séduction de Giuditta est remarquable (« Piega o Duce »). Son premier air, puissant, impérieux, impose le personnage, et – même si l’affrontement des deux armées le justifie – nous ne pouvons nous empêcher de déplorer son meurtre. A cent lieues d’une caricature de méchant, le chanteur compose un personnage attachant, authentique.
L’orchestre, quatorze musiciens, dont trois continuistes (théorbe, violoncelle et clavecin/orgue), soutient la comparaison avec les meilleurs ensembles, et, ce, dès l’ouverture à la napolitaine. Le violoncelle solo, personnage à part entière, presque toujours présent, est magistralement tenu par Jorge Alberto Guerrero. Un modèle de chant, de virtuosité, de couleurs. Les combinaisons instrumentales renouvelées de la basse continue s’accordent fort bien aux récits comme aux arias. Le temps s’est écoulé trop vite. Le public, conquis, ne ménage pas ses ovations à des interprètes qui les ont pleinement méritées. Puisse cette production d’un intérêt réel et d’une qualité exceptionnelle connaître la plus large diffusion.
(1) La notice du New Grove’s Dictionnary, pour une fois, se signale par de multiples erreurs (le livret de la première Giuditta y est atribué à Pamphili, la seconde datée en 1700...). 2) Plus de 120 occurrences durant l’ère baroque, dont Marco da Gagliano (1620), Martin Opitz (1635), Cazzati puis Draghi en 1668, Ziani, Lotti, Marcello...Charpentier, Vivaldi (1716)... jusque Mozart (la Betulia liberata, 1771), chez qui l’action réduit Judith à une fonction secondaire, et, plus près de nous, Honegger, Siegfried Matthus. (3) Seul regret, minime au demeurant : le programme de salle, fort bien documenté, ne comporte qu’un résumé de l’action, qui ne supplée pas l’absence du texte, fondateur de l’écriture musicale et tout autant porteur de sens. (4) Il dirigera, en octobre 2025, le Mithridate Eupator de notre compositeur. (5) Nous nous souvenons l'avoir écoutée, avec bonheur, à Beaune, dans Monteverdi, avec Rinaldo Alessandrini, il y a deux ans. Que de chemin parcouru depuis !