Donner les Scènes du Faust de Goethe, l’une des œuvres majeures de Schumann, est toujours une gageure, au point qu’elles sont bien trop rarement programmées. Le Victoria Hall de Genève, qui juxtapose le raffinement suranné d’un décor mondain et l’aménagement ascensionnel d’une scène que domine un orgue majestueux, est un cadre d’autant plus idéal pour cet oratorio profane que l’acoustique y est excellente. Pour une telle surabondance de sens et de son, le chef Ira Levin déploie une énergie constante qui anime la houle musicale de l’impressionnant effectif de l’Orchestre de la Suisse romande et des interventions sonores du Chœur du Grand Théâtre de Genève. Musiciens et chanteurs sont excellents, chaque son est audible, chaque timbre est perceptible.
Rendant justice à la théâtralité des premières scènes, ce dynamisme ostentatoire tend toutefois à devenir systématique et à perdurer dans la deuxième et même dans la troisième partie, là où Goethe d’abord, Schumann ensuite avaient souhaité exprimer l’opposition de deux aspirations (« Zwei Seelen wohnen, ach ! in meiner Brust »*) et la résorption de la première dans la seconde. Aussi se surprend-on à plusieurs moments à vouloir prononcer la fameuse phrase qui met fin au pacte noué par Faust avec Méphistophélès, en disant à l’instant qui passe : « Arrête-toi, tu es si beau ! ». Cela vaut, entre autres, pour l’hymne de Faust à la nature comme pour le solo de violoncelle qui accompagne le Pater extaticus. Ces passages sont magnifiques, parfaitement exécutés, mais le lyrisme est gommé au profit de l’efficacité dramatique, en raison tantôt d’un volume sonore trop élevé, tantôt d’un tempo trop rapide. La quête de spiritualité devient un combat, une lutte de chaque instant, un combat sur les pentes escarpées qui mènent à l’« Éternel Féminin ».
Dans ce contexte, Genia Kühmeier est une Gretchen charmante dont la voix puissante, parfois un peu âpre, fait merveille dans les scènes de la Mater dolorosa et de l’église. Si Albert Dohmen donne à Méphistophélès une véritable présence maligne, sa voix, sans doute un peu fatiguée pour cette dernière représentation, rend ses interventions saisissantes mais peu homogènes. Il faut saluer en revanche l’impeccable diction et l’excellente projection du ténor Bernard Richter, en Ariel et en Pater extaticus, en ange – même si, là encore, le volume sonore constamment élevé masque les nuances que l’on attendrait en plusieurs endroits. Malgré une voix tout d’abord un peu engorgée, la basse Sami Luttinen apporte en Pater profundus le contraste voulu et dialogue avec lyrisme avec les enfants bienheureux (mention spéciale aux jeunes chanteurs de la Maîtrise du Conservatoire populaire de musique, danse et théâtre). La soprano Bernarda Bobro, qui incarne également Marthe, met au service de la figure allégorique du Souci et de la Magna Peccatrix les subtiles inflexions d’une voix souple et claire, tandis que les deux mezzo-sopranos Nadine Weissmann et Katija Dragojevic complètent de manière convaincante cette distribution dont les autres personnages secondaires sont fort bien interprétés.
Dans le rôle du personnage éponyme, Markus Werba domine sans conteste la distribution. L’élocution est parfaite tout autant que la maîtrise du phrasé, le chant est tour à tour puissant et intime, toujours d’une grande homogénéité dans tous les registres. Par sa plasticité, ses nuances et la précision de son émission, la voix du baryton autrichien rend sensible et palpable l’évolution de Faust, sa dualité initiale et l’ascension finale de son âme. En l’entendant, on comprend que ce n’est pas la dimension dramatique qui est au cœur de l’œuvre – oratorio, et non opéra – de Schumann, mais la dimension métaphysique et spirituelle.
* Voir le célèbre passage du Faust I de Goethe, que Schumann avait lu et relu : « Deux âmes, hélas, habitent en moi / L’une, en un élan de rude passion, / Se cramponne à la terre par tous ses organes, / L’autre s’arrache violemment à la poussière / Et s’envole vers le royaume des sublimes aïeux. » (traduction de Henri Lichtenberger).