En quelques années, le compositeur allemand Anno Schreier (né en 1979) s’est fait une place dans le monde de l’opéra. Loin des scènes les plus médiatisées, il n’en a pas moin proposé depuis 2011 toute une série d’ouvrages qui l’ont fait remarquer dans le monde germanophone : quatre opéras et un cycle de mélodies. Après un Hamlet créé en 2016 au Theater an der Wien, il revient au drame (post)élisabéthain en adaptant Dommage qu’elle soit une putain, pièce de John Ford assez représentative de la surenchère en matière de macabre et de barbarie qui marqua les décennies suivant la mort de Shakespeare. A contre-courant de la tendance générale, qui va dans le sens de la simplification et de la réduction, l’adaptation réalisée par Kerstin Maria Pöhler conserve les cinq actes et pratiquement tous les principaux personnages de John Ford, soit douze rôles solistes ! Evidemment, l’action doit avancer à toute vitesse pour respecter ainsi la structure de la pièce, et les personnages n’ont guère le temps de détailler leurs sentiments et leurs motivations. Le caractère excessif des situations en sort accentué, de même que les invraisemblances mélodramatiques. Reste au cœur de tout cela l’inceste librement consenti entre un frère et une sœur, avec une réjouissante succession de meurtres accomplis par diverses méthodes impliquant souvent le poison. Tout comme Annabella et Giovanni ignorent le tabou, Anno Schreier se montre totalement décomplexé dans sa manière de composer, prenant son bien partout où il le trouve. Que la présence de personnages comiques lui rappellent Le Couronnement de Poppée et lui inspire des numéros dignes du music-hall ou des citations du Barbier de Séville pour la délicieusement nommée Putana, nourrice d’Annabella, ce n’est pas le plus étonnant. Que la jeune Philotis hérite d’un rôle à coloratures avec cocottes, soit. Que le ballet du quatrième acte sonne comme s’il avait été écrit il y a un siècle est déjà plus surprenant, et plus généralement, Schreier n’hésite jamais à composer une musique tonale et mélodique chaque fois que cela lui paraît justifié, passant en un instant d’un tel moment à un autre où les rythmes et les sons semblent pleinement « modernes ». Cette absence totale de tabous musicaux a de quoi déconcerter, mais en quoi constituerait-elle un crime ? L’efficacité théâtrale n’est-elle pas ce qui importe, davantage que les querelles d’école ? Kapellmeister du Deutsche Oper am Rhein depuis plusieurs années, Lukas Beikircher conduit l’orchestre sans faiblir tout au long de ce parcours d’obstacles, où l’humeur de la musique change constamment.
Pour le spectacle, David Hermann s’est lui aussi affranchi de toute contrainte esthétique. Tandis que son Italienne à Alger multiplie les reprises et alors que Montpellier s’apprête à afficher en fin de son saison son Simon Boccanegra, le metteur en scène n’hésite pas à offrir aux spectateurs la vision d’un plateau où s’entassent comme en un bric-à-brac les éléments de décor les plus hétéroclites. Il faudra attendre le quatrième acte pour les voir assemblés en un tout illusionniste, dans le style « scène d’opéra à l’ancienne », mais ce moment sera bref, et le dernier acte nous donnera à nouveau à voir l’envers de ces panneaux, loin des belles surfaces rassurantes et de la cohérence d’une production traditionnelle. On s’interroge tout de même un peu sur le symbolisme récurrent du champignon : vêtus d’habits rouges à pois blancs, Giovanni et Annabella se rencontrent sur une gigantesque amanite tue-mouches, d’autres fausses oronges moins envahissantes apparaissent ici et là, et au lieu de brandir le cœur de sa sœur au bout de son poignard à la fin du drame, c’est un cryptogame semblable que le héros présente aux autres personnages épouvantés. Les costumes marient allègrement les époques, XVIIe-XVIIIe siècle pour les uns, modernes pour les autres.
G. Gürle, L. Dames, B. Talos, R. Sveda © Hans Jörg Michel
Vocalement, la qualité des différentes voix requises en dit long sur la solidité de la troupe de l’Opéra de Düsseldorf. Le Giovanni de Jussi Myllys paraît d’abord manquer un peu de puissance et d’autorité, mais se rattrape avec sa scène finale, tandis que l’Annabella de Lavinia Dames a la fraîcheur d’un personnage bien malmené par tout son entourage masculin. Sarah Ferede prête à Hippolyta un timbre riche et dense. Susan Maclean bénéficie en nourrice d’un rôle chargé en comique, tout comme le Bergetto parfaitement caricatural de Florian Simson ; dans le même registre, Sergej Khomov a nettement moins d’occasions de se mettre en avant. Malgré sa brièveté, le rôle virtuose de Philotis offre à Paula Iancic bien des occasions de briller. Parmi les voix graves, on a un peu de mal à croire que David Jerusalem soit une basse car la tessiture de Richardetto paraît bien plus légère. De Soranzo, Richard Šveda révèle toute la violence de mari d’avance trompé, et en homme de main sans scrupule, Sami Luttinen fait froid dans le dos. Günes Gürle a toute la noblesse du père, mais c’est surtout la voix de Bogdan Taloş qui impressionne le plus, par l’ampleur de ses moyens.