Les grands cycles de Schubert occupent une place à part dans le cœur des amateurs de lieder : très fréquents au disque, ils sont moins souvent abordés en concert, en raison de leur longueur (juste une heure dans ce cas-ci) et de la difficulté qu’il y a à soutenir l’attention du public tout en conservant une unité de style et même de ton. Le défi est aussi de construire une ligne dramatique cohérente, une sorte d’arche, une tension qui mène l’auditeur du début à la fin sans se perdre en chemin. Seuls les plus grands s’y risquent et c’est toujours une sorte d’événement. Christophe Prégardien est évidemment un de ceux là, et c’est presqu’en habitué qu’il fréquente ce répertoire ; on le sent pleinement dans sa zone de confort et c’est donc avec confiance qu’il se lance dans l’aventure, sans partition, c’est à dire sans filet. Diction impeccable, voix parfaitement bien placée pour cet exercice, on pense qu’il va dérouler sans histoire les vingt lieder attendus, mais dès la première mélodie, il se livre à quelques originalités qui étonnent. Prenant tout au long du cycle de petites libertés avec le texte, Prégardien ornemente avec malice, ajoute une petite note ici ou là, comme on le ferait en musique baroque. C’est un peu étonnant chez ce professeur aux dehors austères, mais c’est finalement une très bonne idée : le cycle est truffé de lieder à structure strophique, et cela permet de varier un peu les répétitions d’une strophe à l’autre. Cela soutient aussi l’attention de l’auditeur averti qui repère ces petits changements avec amusement ou curiosité.
Tout au long du cycle, le chanteur veillera à sortir des sentiers battus, à divertir, par exemple en caricaturant les différents personnages qui interviennent dans le texte de Am Feierabend chanté très rapidement, à distiller des magnifiques couleurs transparentes dans Der Neugirige, en insistant sur certaines images, en mettant tel couplet particulièrement en relief, tout cela sans sourciller, et en maintenant une parfaite tenue à son récital. Il excelle dans Der Jäger, exercice très périlleux en raison de l’abondance de texte et d’un tempo extrêmement rapide, que le pianiste a un peu de mal à suivre (c’était déjà le cas dans Ungeduld) réservant pour la dernière partie du cycle (à partir de Die liebe Farbe) ses expressions les plus poétiques, ses nuances les plus subtiles avec une parfaite distance entre l’émotion et le chant. On retrouvera le même caractère retenu pour les trois dernières mélodies du cycle, sorte de cheminement mystique où la musique sublime de Schubert, dans sa simplicité incantatoire, dépasse de beaucoup les textes qu’elle sert.
La soirée aurait été parfaite si le pianiste avait été à la hauteur de son partenaire. Sans démériter vraiment, Malcolm Martineau n’a cependant pas complètement relevé le défi : son jeu un peu lourd, sans réelle transparence, son usage excessif de la pédale m’ont déçu : j’attendais plus de poésie, plus de couleurs et de subtilité.
Tout semblait dit après exactement une heure de musique, mais les deux artistes offrirent encore un bis au public : Der Jüngling und der Tod, dont l’évocation du soleil couchant tombait en parfaite adéquation avec l’heure, avec l’atmosphère et avec le lieu.