Nous rendions compte il y a quelques semaines à peine du récent enregistrement de la Belle Meunière qu’ont fait paraitre chez Harmonia Mundi Julian Prégardien et Kristian Bezuidenhout. Or revoici justement le ténor, dans le même répertoire en récital à Salzbourg, une bien belle consécration pour un chanteur de Lied.
La comparaison entre le disque et le live promettait d’être intéressante à plus d’un titre : le pianiste est cette fois le formidable András Schiff, une légende qu’on ne présente plus et une prestation live n’est jamais vraiment comparable à un disque, quelles que soient les circonstances.
L’instrument, toujours un pianoforte est différent lui aussi. Au lieu d’une copie moderne du Conrad Graf de 1825 qui a servi au disque, Schiff est venu à Salzbourg avec un de ses propres instruments, un original de Franz Brodmann construit à Vienne en 1828. Dans un magnifique meuble d’acajou flammé, les pieds ornés de bronzes, cet instrument historique concentre toutes ses qualités propres dans le registre médium, et doit toutes les autres aux talents de son propriétaire qui ne manque pas d’expliquer au public en début de programme toutes les subtilités de l’utilisation d’une telle machine.
Il commence le concert par deux pièces qui n’étaient pas au programme, qu’il offre comme une anticipation d’éventuels bis, puisque, explique-t-il, aucun bis n’est souhaitable après un cycle comme la belle meunière… Il livre ensuite une très introspective version de la sonate en sol majeur (D894) parfaite pour mettre l’auditeur en condition.
Ai-je dit que le concert avait lieu non pas au Festspielhaus mais au Mozarteum, sur l’autre rive de la Salzach, un cadre moins convenu et un public sensiblement plus jeune : le Mozarteum est avant tout un établissement d’enseignement, le Conservatoire de la ville, en quelque sorte.
Prégardien se présente non pas vêtu d’un costume sombre, comme attendu ici, mais paré d’un petit gilet sur une chemise ouverte, une tenue presque campagnarde qu’aurait bien pu arborer un contemporain de Schubert, jeune meunier par exemple… Le ton est ainsi donné, il ne s’agit plus d’interpréter mais d’être le jeune homme du texte, qui s’émeut, s’enthousiasme, de vivre ses amours et ses souffrances tout au long des vingt Lieder qui vont suivre.
Aux qualités déjà bien présentes sur le disque s’ajoutent ici plusieurs éléments propres à renforcer l’expérience. Il y a d’abord la relation bien particulière entre un jeune chanteur et un pianiste de la génération d’au-dessus, la visible considération réciproque de deux artistes que la musique unit même quand l’âge les sépare, quelque chose de l’ordre du passage de flambeau à travers leur mutuelle admiration pour Schubert, auquel on ne peut rester insensible.
Il y a ensuite la délicieuse émotion du récital en direct, lorsque le chanteur est entièrement investi dans son répertoire, incroyablement concentré, tout en laissant une place très grande à la liberté du moment, à la communication avec le public à travers le regard et les traits du visage ou quelques gestes esquissés, à la spontanéité.
Il y a la présence au sein de ce public de plusieurs dizaines d’étudiants venus prendre exemple sur le jeune chanteur, mais surtout sur le vieux maître du piano qui n’a plus rien à prouver à personne et s’offre le luxe de la modestie : il se met entièrement au service du chanteur mais d’une façon incroyablement efficace sur le plan dramatique, juste en manifestant sa présence au bon moment.
Les caractéristiques de l’interprétation de Julian Prégardien sont bien entendu tout à fait en ligne avec le travail qu’il a présenté au disque. Les ornements sont bien aussi nombreux, mais souvent différents, ce qui démontre à souhait qu’ils sont pour la plupart choisis sur le moment. Pour le reste, liberté, investissement dramatique, concentration, sens de l’improvisation tout en donnant la priorité au texte, sens de la narration, incroyable précision de la diction, aisance de la voix dans les nuances les plus piano, et malgré tout, projection parfaite sont les éléments dont est fait son art. Et tous ces éléments sont portés à un tel degré qu’ils constituent en fait une nouvelle façon d’aborder le récital de Lieder, moins distancé, plus sincère, plus investi que la plupart de ses confrères, et dès lors infiniment plus touchant.
Le public ne s’y trompe pas, qui offre spontanément aux deux artistes une standing ovation dans un débordement d’enthousiasme.